FAIRE SON TEMPS
Robert BRES
L'avenir m’intéresse car je compte y passer le reste de mes jours
Woody Allen
Depuis 30 ans, Vidéo-psy fait son temps en incarnant toute une histoire faite de multitude de moments, des rencontres, des exposés, des réflexions, des temps forts et des temps morts.
On aurait pu en parler, en faire une biographie, en énumérant ce qui, depuis 30 ans, a été programmé et ce qui a été produit, et raconter son histoire comme de l’extérieur des journées, en fin de compte en faire un bilan.
Nous avons préféré en faire un conte et le confier à Jean Pierre Montalti qui pendant longtemps a incarné ces journées, pour qu’il en fasse de l’intérieur une autobiographie relatant certes les grands moments de vidéo-psy mais aussi tous ces instants, ces morceaux de temps suspendus, tous ces petits riens qui en définitive font passer du compte au conte.
Louis Althusser parle dans « l’Avenir dure longtemps » de ce qui diffère de la biographie et de l’autobiographie et c’est ce dont se plaint aussi Pierre Goldman dans « Souvenirs obscures d’un juif polonais né en France » ; tous deux écoutent ce que l’on a dit de leur histoire, la reconnaissant certes mais en la trouvant étrangère à eux-mêmes car il y manquait tous ces petits riens, ces émotions, tout ce qui a donné de la chaire à leur vie, ce n’était plus que des vies décharnées, comme si pour parler de quelqu’un on ne faisait que donner ses mensurations et que décrire son squelette en omettant d’évoquer ses points sensibles, ses zones érogènes singulières dont « le coin de peau extraordinairement doux derrière l’oreille » que chantait Brigitte Fontaine (« J’ai 26 ans, mais seulement 4 d’utiles »). Et c’est encore Pierre Rivière qui, selon Michel Foucault se dévoile dans son histoire en écrivant un mémoire à la demande du procureur lors de son procès en 1835 pour avoir égorgé sa mère, sa sœur et son frère. Les faits relatés par tout un tas de témoins, y compris des médecins et des aliénistes, étaient manifestement l’œuvre d’un monstrueux idiot, un dégénéré que l’on se proposait donc d’amnistier (car à l’époque la notion de circonstances atténuantes était encore balbutiante et on ne tuait pas les idiots et comme il n’y avait pas de peines autres que la mort, ils rentraient chez eux) ; le mémoire écrit par Pierre Rivière est l’histoire d’une vie avec ses singularités ; il n’était pas idiot mais malade conclut-on et il fut ni condamné, ni amnistié mais interné (car il n’y avait pas de soins autres que l’internement).
« On peut acheter ses heures à un homme, on peut lui piquer ses journées ou lui voler toute sa vie. Mais personne ne peut prendre à un homme ne serait-ce qu’un seul de ses instants ». Pour l’écrivain autrichien, Robert Seethaler dans « une vie entière », ce sont ces instants qui font l’histoire d’un sujet, sans eux il ne serait que l’objet de ce que l’on dit de lui. Seethaller, c’est à l’heure, un joli nom pour quelqu’un qui parle du temps, et je regrette de n’avoir trouvé personne de disponible pour aborder lors de ces journées la question de la ponctualité, vertu forte de nos jours, source de nombreux symptômes (celui qui arrive toujours en retard et ce dit-il malgré lui, celui qui ne peut arriver qu’en avance et celui qui met un point d’honneur à n’arriver qu’à l’heure pile quitte à ne plus rien faire après sinon dit-on à perdre son temps). Notion vertueuse qui est récente car il a bien fallu inventer des horloges précises capables de déterminer ce temps après lequel on court au risque d’être forclos et s’inscrire en dehors des délais impartis. Ainsi, on pose des ultimata, des « dead lines », des dates de péremption (ainsi cette boite de cancoillotte que je dois manger, si je veux, avant le 13 juin 2018 à 8 heures 24 ; que se passera-t-il à 8 heures 25, je ne sais pas, c’est forclos !)).
Bon, on ne va pas en faire tout un fromage, on va parler du temps à faire, temps qu’à faire !
Faire son temps, pour les plus anciens d’entre nous, les psychologues et psychiatres « vintage », voici ce que disait Jean Birouste, lors de son dernier cours public à la faculté Paul Valery le 24 octobre 1987.
« Il a fait son temps! » dit-on d'un vieux fauteuil qui rend l'âme, ou d'un véhicule qui s'essouffle, ou d’un enseignant qui selon la jolie formule patoisante commence à répapier. « Il a fait son temps! ». Mais justement si nous nous éveillons au glissement des signifiés, si nous découvrons et auscultons le verbe « faire » et en modifions l’intonation musicale, alors soudain voici que ce qui nous est proposé c'est en effet de « faire » notre temps, c'est-à-dire d'incarner notre histoire. L'histoire personnelle ce n'est pas le passé; elle devient le passé que pour autant que celui-ci est historié dans le présent par un sujet qui devient son temps. C'est le vœu que je formule pour chacun d'entre vous: « Devenez votre temps ». Plutôt que d'entonner la complainte du temps qui passe ou de geindre sur celui qu'on a pas(...) mieux vaut faire le pas du Trois pour tenter d'être son temps...et comment l'être mieux qu'en le faisant?
Birouste s’adressait à ses élèves qui déroulaient déjà une histoire de vie certes encore balbutiante, moi, je parlerais des ados, encore !, qui entrent progressivement dans leur histoire et ont à faire leur temps ! Avez-vous remarqué que la fin de l'adolescence est, avec le départ à la retraite, le seul moment de l'histoire d'une personne où on ne lui demande pas ce qu'elle fait, mais ce qu'elle envisage faire plus tard.
« Que vas-tu faire de ton temps? », avec l’idée que pour les premiers cela devrait être « un temps tout plein » et pour les derniers « un temps tout vide ». Aux uns et aux autres, on pourrait citer Guillaume Apollinaire : « Un jour, je m’attendais moi-même, je me disais, Guillaume, il est temps que tu viennes, pour que je sache enfin celui-là que je suis, moi qui connait les autres » (Cortège in Alcools)
Que faire du temps qui est là maintenant ?, et d’abord dans quelle figure du temps a-t ’on à s'inscrire ?
Celle de Chronos?
Dans la lignée des Titans, Chronos est le plus jeune fils d'Ouranos, le ciel, et de Gaïa, la terre. Il prend la place d'Ouranos après lui avoir tranché les testicules, une façon bien à lui de s'assurer de rester le plus jeune. Il épouse ensuite Rhéa, sa sœur, et dévore systématiquement ses enfants, là encore dans le souci qu'il n'y ait personne après lui, que le temps soit suspendu et qu'il n'y ait personne pour le détrôner comme le lui auraient prédit son père et sa mère. Le temps de Chronos était l'âge d'or, une sorte de Paradis, un monde sans tensions, sans travail, sans peine, sans conflits, sans mort ni douleur : un temps sans temps.
Ce devait être le pied, c'était trop, too much, lol, pourraient dire grand nombre d'adolescents d'aujourd'hui. Et il y a cet ado qui comme beaucoup se posait des questions sans réponses pour peut-être ne pas avoir à se poser celles qui en auraient : « Qu’est-ce qu’il y avait avant le Bigbang, cette rupture dans un temps sans temps par laquelle le temps s’écoule ? » ; Rien ! la question ne se pose pas, dire « avant » vient situer du temps là où il n’y en a pas ! Démerdez-vous avec ça !
Rhéa, qui en avait marre de voir disparaître ainsi ses enfants, utilise un jour un subterfuge, une ruse, une substitution et fait avaler à son époux une pierre dans un lange en lieu et place de son dernier fils, Zeus. Ce faisant, la mère vient rompre l'emprise paternelle et fait sortir tout le monde d'un pas de Deux (« Et je te fais et je t'avale, et je te fais et je t'avale etc. »), pour inviter tout le monde au pas de Trois, cher à Jean Birouste.
Chronos a très mal pris tout ça et livre bataille à Zeus. Après une guerre de 10 ans, puisque maintenant qu'un fils est là, le temps s'écoule, Zeus en sort victorieux grâce à ses frères que Rhéa avait libérés en droguant Chronos pour qu'il les vomisse. Il règne alors sur un Olympe pacifié mais vite mis à mal, chamboulé et débordé par un trublion subversif, Dionysos, qui sème le chaos. Rhéa avait libéré Zeus de l'emprise paternelle, mais elle avait aussi ouvert l'Olympe à ses autres enfants.
Le temps depuis, s'écoule des brèches ouvertes par le chaos dans la plénitude mise à mal. C’était une sorte de bigbang.
« C'est devenu l'bordel là-haut, il est louf ce Dionysos, complètement pété » en penseraient les ados cités un peu plus haut.
Pour eux, l'âge d'or, devait être « trop »: trop plein, une plénitude béate comme une jouissance permanente qui laisserait sans voix, sans mémoire et sans lendemain. Et du trop, ils doivent glisser au très qui renvoie à l'incomplétude tout de même, au manque, au désir, au temps à prendre et au souvenir du temps perdu.
Trop, c'est encore Chronos, très, c'est déjà Zeus.
Celle du temps savonnette?
Le temps est là, un insaisissable objet derrière lequel on se doit de courir toujours et quand on prend enfin le temps, on dit qu'on le perd.
Il est une savonnette qu'on essaie de saisir sous la douche et qui échappe sitôt qu'on croit la tenir. Et on passe son temps à tenter en vain de la saisir enfin. Quelle est l’intérêt de la savonnette à fuir ainsi? Sinon de nous contraindre à toujours s'occuper d'elle. Car, que fait-on quand il arrive de la prendre? Et, bien, on s'en sert un peu et on la rejette négligemment! Comprenez qu'elle y perde à ce jeu.
Plus on court après le temps moins on en a et plus on pense à lui en se désespérant de le voir passer si vite.
C'est paradoxalement quand arrive un contretemps que brusquement on se réjouit d'avoir du temps, comme ce voyageur pressé, courant sur le quai de la gare et qui malheureusement rate son train. Il découvre qu'il a dorénavant « tout son temps ». N'ayant rien à faire de son temps, il prend le temps de faire plein de choses.
« Le privilège des gens sur-occupés, c'est d'avoir toujours le temps de se rendre disponibles » me disait un jour le Docteur M. Ribstein, comme pour s'excuser d'être pris tout le temps. Quand on est en vacances sans avoir rien d'autre à faire que de laisser passer le temps, il nous est parfois compliqué de se rendre à un rendez-vous ou tout bêtement d'aller poster une lettre. Et, j'entends encore des amis désœuvrés, me répondre ne pas avoir le temps de me rendre un petit service banal, qu'un autre ami, débordé de travail, me rendra volontiers et rapidement.
Il y a aussi ces adolescents occupés à chauffer le banc d'un parc près du lycée, qui ne trouvent jamais le temps, pas même une minute, pour prévenir leur mère de leur retard. Ces mêmes ados qui passent leur temps à se livrer à leur occupation préférée qui est de faire rien, pas de ne rien faire, mais bien de faire rien, et quand enfin, après moult sollicitations de leurs parents agacés, enfin, ils se décident à faire leurs devoirs, ils les bâclent à toute vitesse pour se remettre à ne faire rien.
Drôle de truc que le temps que l'on a justement quand on ne l'a pas!
Celle des quanta temporels?
Comme la lumière qui serait un flux de quanta lumineux, un flux de particules élémentaires d'énergie lumineuse, le flux du temps serait en fait une série de moments, d'instants, comme autant de particules élémentaires de temps. Toute biographie est un écrit au fil du temps. C'est une chronique, un recueil de faits classés par datation, qui se construit comme une mémoire extérieure qui donne l'ordre et la mesure du temps. La constitution de cette mémoire extérieure permet d'oublier, c'est-à-dire de chasser de la conscience, tous les faits qui ont scandé notre histoire. Sans cet oubli, sans cette mise en mémoire, il n'y aurait pas de déroulement historique et notre histoire ne serait qu'un fatras inorganisé. Les quanta temporels sont l'équivalent des cailloux du Petit Poucet. Il les a déposé au fil du temps, ne sachant plus ni où, ni comment, ni dans quel état d'esprit il était en les posant. Quand il a voulu retrouver son chemin, il lui a suffi de les retrouver un par un, se souvenant soudain de ce qu'il avait vécu alors.
De la même façon, quand nous avons à interroger notre histoire, nous cherchons des faits qui nous ont marqués dans le temps: « C'était avant mon opération, après le séjour en Italie et la naissance de notre enfant; souviens-toi, c'était la canicule ou le 11 septembre 2001 ». Un patient, particulièrement mufle, me disait qu'il se souviendrait toujours précisément du jour où il a rencontré sa maîtresse car, ce jour-là, Montpellier avait battu l'OM 4 à 0. Et parfois on aimerait tant que le temps suspende son vol afin de savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours
Ce qui fait mémoire pour l'ado, c'est d'abord ce que lui dit sa mère, plus rarement son père, rapportant des faits dont il ne se souvient plus du tout, s'appuyant sur un album de photos ou lui montrant les marques sur un mur témoignant qu'il a grandi. Il est comme un Petit Poucet à qui on présente un caillou, lui assurant qu'il est de son histoire, mais qu'il ne reconnaît pas et qui ne lui dit rien du tout. C'est aussi une série de faits parentaux comme un déménagement, la mort du chat de la maison ou celle du chien de son père, la naissance d'un petit frère etc. C'est ensuite le déroulé d'une scolarité et le passage du primaire au collège, son entrée en 6ème, puis son passage en 5ème, 4ème, 3ème et son exode au lycée. C'est enfin, le temps des manifestations sociales: concerts, fêtes d’Halloween, Noël etc.
Et, parmi tous ces cailloux qui ne sont pas de lui, il retrouve ce qui le concerne plus directement, ses propres petits cailloux: ses premiers émois amoureux, des traumatismes et humiliations subis mais « sans jamais en parler à papa ni maman », un livre bouleversant, des images choquantes vues à la télévision ou sur Internet etc.
Progressivement, par petits bouts, il se constitue une histoire.
Les quanta nous inscrivent dans un temps qui part, parfois loin derrière nous.
Sauf qu’il y a parfois, un tel évènement, un traumatisme, un caillou si lourd à porter que le sujet s’arrête dans son histoire ; son temps est suspendu, mis aux arrêts et le sujet n’est plus que l’objet de ce qui lui est advenu. « Oh ? Temps suspend ton vol… ». « Je me suis défoncé le 6 février et on est toujours le 6 février » m’a dit un jour de septembre Morgan dont le temps ne s’écoulait plus.
Celle du tempo:
Le tempo est le rythme du temps fait de moments forts et de moments creux. Il en donne la mesure en introduisant une discontinuité dans le déroulement des faits et provoquant des brisures temporelles, sortes d'entractes ou de récréations à entendre aussi comme des « re-création ». Celles-ci scandent et ordonnent le temps présent.
Donner le tempo, c'est découper le présent pour ouvrir au temps qui vient.
Le temps scolaire est un exemple de tempo. Il s'impose, comme une temporalité externe à l'adolescent et très souvent à sa famille.
C'est le mercredi « jour des enfants » qui assigne à résidence au domicile maintes mères de famille qui peut-être auraient aimé travailler ce jour-là, c'est le samedi matin, la semaine des 4 jours, la modification des rythmes scolaires qui ne cesse de se modifier, modifiant par la même l'emploi du temps de presque toute la famille, ce sont les congés scolaires jetant sur les routes des gens bien éloignés pourtant de leur scolarité.
Il y a nombre d'adultes, hors éducation nationale, qui, n'ayant pourtant aucun enfant en âge scolaire, s'obstinent à partir en vacances lors des congés scolaires, s'agglutinent en bouchons sur les routes et reviennent « à la rentrée ». Le tempo scolaire a la vie dure.
Le temps scolaire est fait de programmes qui s'enchaînent dans l'ordre, par étapes. Certains ados, en début d'année (c'est à dire, en fait, en septembre, mais la prégnance du temps scolaire est telle que pour beaucoup l'année ne commence pas en janvier), feuillettent avec curiosité leurs manuels scolaires et sont pris de vertige devant ce qu'ils vont apprendre dans longtemps, dans 6 mois au moins, mais pour un ado, c'est vraiment dans longtemps. Ils sont impressionnés et parfois mal à l'aise comme s'ils avaient, subrepticement, jeté un œil dans le monde des plus grands.
Et puis, le rythme scolaire donne à rêver de récréations, d'avants et après cours, comme autant de temps aménagés pour des rencontres, des aventures et des expériences diverses. « On se voit à la sortie? » ou «Tu vas voir ta gueule à la récrée! » et quand la récrée arrive, il ne se passe rien, l'ado menaçant est tout calme:
« Le mec, à la récrée, il est bien venu, mais on ne s'est pas battu, il avait oublié ses couilles » me raconta Stéphane.
Quand le tempo ne s'impose pas, l'ado est confronté au vide. Alors, il instaure des contretemps faits de trafics en tout genre, d'organisations de batailles plus ou moins rangées, de chasse amoureuse ou de «plans cacahouètes » divers (Plan Cacahouète: en référence à Cacahouète, une copine qui sortait avec Rachid, un ami, et nous entraînait toujours dans des histoires impossibles. Elle n'a jamais su, je crois, que si on l'appelait cacahouète, c'était parce qu’elle était la femme à Rachid!). Il fait parfois l'école buissonnière et se désarrime du temps des autres, sans avoir encore appris à faire le sien. Il peut ainsi faire l'expérience de la solitude et de la vacuité de son désir.
L'ado qui pour des raisons diverses suit des cours par correspondance se trouve dans un tempo long, mal rythmé, peu engageant ni entraînant. Il lui faut alors pour ne pas très vite se sentir submergé, soit un soutien et un métronome parental fort et investi, soit une structuration psychique surmoïque (s'astreindre à travailler quand il est possible de ne rien faire ou de vaquer à tant d'autres occupations, assumer de s'interdire des choses pourtant possibles, ça demande une maturation forte; il est toujours plus facile de renoncer à quoique ce soit quand c'est impossible que de se l’interdire).
Au collège, l'adolescent est inscrit dans des temps communs partagés où il vit une sorte d'Iliade (ils sont tous venus se pelotonner au pied des murailles et attendent tous ensemble qu'on leur prescrive ce qu'il faut faire), au lycée il découvre l'hétérochronie (c'est la séquence de la prise de Troie; ils ne font plus tous la même chose et dans des temps différents), et le voilà maintenant à préparer son bac, un bac qui lui fera faire la traversée vers la faculté ou le monde de l'emploi, selon ce à quoi il souscrit. Il est engagé dans son odyssée pour prendre place dans sa vie d'adulte en gagnant son Ithaque personnelle.
Il aura à se donner son propre tempo et ainsi commencer à faire son temps.
Le temps de l'adolescence
L'adolescence est un moratoire, un temps suspendu, une prorogation, un report à plus tard de ce qu'il y aurait à faire, une suspension de séance. « Circulez! Il n'y a rien à voir » serait tenté de dire l'ado à ses parents.
Il est affairé à se ravir, se désoler ou s'inquiéter à tour de rôle, de ce qui prend corps pour lui, poussant en long en large et surtout en travers de manière hétérochronique (tout ne se transforme pas en même temps). Il n'a pas le temps de s'appliquer à convenir à ses parents. Il n'a plus le temps de chercher à leur plaire ou de penser à ce qu'il va devenir. Il se met en soumission aux temps des autres et se laisse porter par le tempo parental (repas en famille, weekend chez grand-mère ou chez papa ou chez maman quand les parents sont séparés, garde alternative qui lui fait changer régulièrement de chambre, de quartier, de copains et de loisirs, vacances en colonie etc.), plus souvent encore par le tempo scolaire et celui de la programmation de manifestations culturelles pour ados.
L'adolescent n'est encore que locataire de son temps. Il n'en fait rien d'autre que l'occuper à sa guise pour un temps avant de partir louer un autre temps. Et c'est aux propriétaires de ces temps-là (parents, établissement scolaire, organisateurs divers) de veiller au bon état de ces plages temporelles, les aménager au mieux, les réparer parfois, les embellir etc., en se prenant la tête souvent. L'ado, sa tête est déjà suffisamment prise à écouter pousser ses cheveux (Jacques Brel).
Dans le même laps de temps, l'ado locataire grandit, tandis que l'adulte propriétaire vieillit.
En seconde phase de l'adolescence, inaugurée artificiellement par une convocation culturelle quand il atteint ses 15 ans, la majorité sexuelle et souvent le passage du collège au lycée, il a devoir de se projeter dans ce qui va être son avenir. Il n'a plus le temps de se débattre dans le baquet adolescent et il doit prendre son temps, comme on prend son train ou on prend sa route.
L'ado découvre qu'il va devoir faire son temps, et cela le perturbe souvent car il n'en a pas la moindre idée, ne se trouve pas à la hauteur de ses ambitions, n'est pas persuadé de se satisfaire longtemps de ce qu'il envisageait quand il était à l'abri de son enfance et pouvait alors imaginer n'importe quoi car c'était de toute façon pour plus tard. Cela le perturbe aussi car penser à faire son temps, c'est se dire qu'un jour on l'aura fait et qu'il faudra mourir. La mort est ce qui donne sa mesure au temps, Chronos et l'âge d'or nous l'ont enseigné.
« A mourir pour mourir, j'ai choisi l'âge tendre et partir pour partir, je ne veux pas attendre...je ne veux pas vieillir » chantait Barbara. Si l'ado pense à mourir et parfois passe à l'acte par une tentative de suicide, c'est qu'il a moins peur de la mort que du temps qui passe et qui s'allonge inexorablement devant lui. En plus, on lui demande de penser, de faire des choix, de mesurer leur pertinence en fonction d'un objectif souvent encore indéterminé, et leur acceptabilité selon ses compétences mal-estimées et des acquis laissant par trop à désirer.
Penser, se dit « prise de tête » en langage ado, ce qui induit nombre de stratégies diverses pour s'en débarrasser:
- usage de substances diverses,
- passages à l'acte,
- proclamation d'un ennui chronique à des parents du coup eux-mêmes ennuyés et qui cherchent désespérément à lui trouver quelque chose à faire,
- délégation aux parents ou aux éducateurs, psychologues conseils, psychiatres etc. promus en experts es-prise de tête pour qu'ils se la prennent en lieu et place de l'ado qui attend, patiemment, qu'une fumée blanche sorte du cénacle adulte pour dire qu'une solution est trouvée, solution que l'ado balaiera d'un geste pour renvoyer les experts à leurs travaux,
- focalisation de toute énergie psychique sur des questions sans réponse (« Pourquoi que je vis? », «Pourquoi la vache qui rit, rit? », « Pourquoi les corbeaux sont-ils noirs?», « Entre la sorcière et son balai, qui est le plus con? » etc.) Phrases lues et entendues de Boris Vian, Rajaa Stitou et d'ados en réflexion.
- par un enfouissement addictif dans des jeux en ligne, des conduites anorexiques, des collections d'objets divers, des lectures frénétiques ou des études exagérément studieuses.
- affirmation soudaine qu'il est devenu grand et qu'il n'a donc plus à grandir.
- etc.
En adolescence, ce qu’il y aurait de mieux à faire, c’est grandir et grandir, c'est accepter de penser même si pour beaucoup d’ados, penser se dit « prise de tête ». Grandir, c'est penser à soi dans son rapport aux autres, penser à soi dans ce qui fait similitudes et différences d'avec eux, différences susceptibles de m’enrichir (l’autre est « un plus » possible alors qu’autrui n’est qu’un moins « redouté »), penser à soi dans des rapports modifiés aux parents dont on ressent l'exigence de s'en écarter et progressivement apprendre à les comprendre et à leur pardonner (selon Goethe), penser à soi dans un projet d'avenir, penser à soi dans une histoire où l'on entre, penser à soi dans le temps qui passe.
Grandir, c'est se donner le temps de vieillir plus tard et de se reposer la question du temps à faire et d’histoire à incarner quand il faudra un jour battre en retraite en ayant brusquement tout son temps.
Encore une fois, le temps est ce que l’on a quand justement on ne l’a plus !
Qu'est-ce qu'il y avait avant le bigbang?
La question ne se pose pas! Avant le bigbang, ça n'existe pas!
Le temps est né du bigbang! Donc, il n'y a pas d'avant bigbang!
(Dialogue avec un ado qui se pose des questions sans réponse comme pour éviter de se poser celles qui en auraient.)
Le temps de penser au temps prend du temps,
comme si le temps était dehors et dedans; ce n'est pas un objet (jeté devant soi), c'est l'essence même de l'homme.
Jankelevitch
Alors qu'un adulte est toujours de son temps,
un ado est encore dans le temps des autres.
« A Paris,les gens sont toujours pressés. Ils vous bousculent partout. Même ceux qui n'ont rien à faire sont pressés de le faire. Les gens, en fait, n'ont que le temps de prendre le tien! »
Stéphane
Prendre le temps serait prendre vie:
« Ou ma montre s'est arrêtée ou cet homme est mort »
Groucho Marx
« ll est trop tard pour mourir, je n'en ai plus le temps. »
Tony, toxicomane et sidéen