Temps numérique et innovation de l’adolescence
Les innovations technologiques de ces dernières années semblent amener notre société dans une nouvelle ère, celle du numérique. Les adultes sont souvent inquiets et angoissés devant cette évolution tandis que les adolescents et les jeunes adultes en font les marqueurs de leur génération. L’obtention d’un téléphone peut représenter de nos jours l’entrée dans l’adolescence. Dans le monde du travail, tandis que certains, souvent plus vieux, se connectent de temps en temps à internet, d’autres se sentent connectés en permanence à partir du moment de leur réveil. L’objet technique devient un marqueur essentiel du temps actuel et du passé. Cette place centrale donnée à l’innovation technique est-elle nouvelle ? Comment l’appréhender ? Je me propose de modéliser cette temporalité en empruntant les concepts de diachronie et de synchronie à la linguistique. La diachronie est le temps de l’histoire, de la succession des évènements traversant les différentes ères ou époques. La synchronie est le temps de l’actuel, celui d’une époque prise à un moment donné. L’innovation technique pourrait être représentée comme ceci :
L’innovation nous fait passer d’une version 1.0 à une version 2.0. Quand je dis « nous » fait passer, je parle de la société en général, mais elle peut être le symbole d’une séparation de génération à un instant T. Qu’entend-t-on par innovation? :
L’innovation n’est donc pas révolution, ce n’est pas un nouveau départ, la création d’un instant zéro ; mais bien une modification ne changeant pas l’essentiel d’un contrat. Au cours de l’histoire, elle a toujours marqué le changement d’époque de nos sociétés. La paléontologie découpe des âges de la pierre taillée, du bronze …. Très schématiquement nous pourrions le représenter comme cela :
Il a fallu 30 000 ans à l’homo sapiens pour atteindre le seuil agricole, puis 6 000 ans pour celui de la céramique, puis 3 500 pour le métal et l’écriture. Et depuis cela ne cesse de s’accélérer jusqu’à une accélération exponentielle des capacités informatiques prédites par la loi de Moore en 1975 et qui n’a pas encore été démentie (il a proposé une loi prévoyant le doublement des capacités informatiques tous les ans en 1975).
Quel peut être l’impact de cette accélération de l’innovation technique sur la possibilité qu’a la société de les assimiler ? Au cours de l’histoire, cette assimilation n’a pas été sans enjeu ainsi D. Boorstin, dans Les découvreurs nous indique à propos de l’invention de l’horloge que « Grâce à la technique, l’homme pouvait donc désormais se situer à peu près partout sur la planète et retrouver sans trop de difficulté les lieux qu’il aurait découvert. Mais ce qui était possible techniquement ne l’était pas toujours socialement. Traditions, coutumes, institutions, langues, mille habitudes de pensées et de comportement faisaient obstacle au changement »[1].
Nous pourrions dire qu’à notre époque la dynamique est inversée. C’est la découverte d’une nouvelle technique qui nous lance sur ce que les « transhumanistes » ont pu nommer « le toboggan de la transgression ». Les cadres institutionnels, sociaux ou religieux semblent ne plus avoir autant d’effet qu’au temps de l’invention de l’horloge. Depuis notre origine, les technophiles et les technosceptiques s’opposent avec des analyses parfois assez éloignées de la réalité. Thomas Edison, grand industriel américain du XIX ème siècle, répondait ainsi à une journaliste du New York Dramatic Mirror qui lui demandait son avis sur la valeur pédagogique du cinéma « Les livres seront bientôt obsolètes dans les écoles, les élèves recevront un enseignement visuel ; il est possible d’enseigner tous les domaines de la connaissance humaine par le cinéma. Notre système scolaire va complètement changer d’ici dix ans […] Nos travaux montrent de façon concluante la valeur des films dans l’enseignement de la physique, de la chimie. »[2]
A la même époque, H.D. Thoreau tourne le dos à la civilisation et s’installe seul dans les bois. Il écrit dans Walden ou la vie dans les bois : « Pour le philosophe, toute nouvelle, comme on l’appelle, est commérage, et ceux qui l’éditent aussi bien que ceux qui la lisent ne sont autres que commères attablés à leurs thés. Toutefois sont-ils en nombre, qui se montrent avides de ces commérages. Il y eut telle cohue l’autre jour, paraît-il, à l’un des bureaux de journal pour apprendre les dernières nouvelles arrivées de l’étranger, que plusieurs grandes vitres appartenant à l’établissement furent brisées par la pression ».
Ce clivage important des représentations de chacun reflète bien l’aspect pharmacologique de l’objet technique. Il peut être à la fois poison ou remède selon le mode d’usage choisi.
Un temps numérique existe-il en soi. Pour Eric Sadin « Le temps réel computationnel intègre et manifeste la valeur continûment évolutive des choses, en cela, plutôt que d’être une seule modalité de perception et d’action, il correspond à un ethos qui tend à se fondre ou à se confondre avec la nature quantique et volatile du monde, réconciliant de façon inattendue la rationalité découpante cartésienne et le principe de l’impermanence zen. »[3]
Il se rapprocherait donc d’un temps synchronique pur, moderne et technologique. Une dimension abordée par le courant zen quand, par exemple, le maître Dogen Zenji, au XIII eme siècle, découpe la journée en 6 440 099 980 moments. Le temps n’accélère pas mais notre découpage évolue en fonction de nos approches, de notre regard et l’objet technique n’est pas sans influence sur notre angle de vue.Si notre époque a bien une spécificité, c’est bien dans les effets de « disruption » qu’elle peut induire avec cette accélération de l’innovation.
[1] Boorstin D. Les découvreurs Editions Robert lafont 1990
[3] La vie algorithmique : Critique de la raison numérique, L'échappée, coll. « Pour en finir avec », février 2015
En reprenant les schémas précédant, nous pourrions proposer représenter la disruption de cette manière :
Cette coupure dans la ligne diachronique du temps n’est pas sans effet. Pour Bernard Stiegler « les comportements comme façon de vivre sont remplacés par des automatismes et des addictions. Le rapport intergénérationnel et transgénérationnel se défait du même coup : il n’y a plus de transmission de savoir, ni protentions de désirs faisant fructifier l’expérience transgénérationnelle – dont les calendarités rituelles, religieuses ou civiles étaient le cadre »[1].
Leroy-Gourhan théorise « l’outil comme une véritable sécrétion du corps et du cerveau des anthropiens »[2]. L’homme, depuis son origine, ne peut être exclu de son rapport à l’objet technique.
Dans la tradition hindoue, le monde est recouvert d’un voile, le voile de Maïa, qui est à la fois illusion et forme. Il est ce qui empêche d’accéder à la réalité des phénomènes tout autant que ce qui permet la mesure, la géométrie, donc la science et la technique. Nous pourrions dire que la technique au sens large, a toujours été un élément essentiel de ce voile, de l’invention de l’écriture à l’ère numérique. L’être humain est en train de donner naissance à une « Maïa numérique » donnant lieu à un nouveau recouvrement imaginaire de la réalité. Toute la question étant l’articulation de cette nouvelle dimension imaginaire avec le Symbolique et le Réel. L'être humain devient un être « appareillé », équipé même au sein de ses espaces les plus intimes, qui jette ainsi un nouveau voile sur le Réel qui l'entoure.
Si notre ère numérique inquiète beaucoup les parents et les adultes, en revanche elle questionne très peu les adolescents qui eux se sentent le plus souvent en phase avec leur temps. Nous pourrions représenter le rapport au temps à l’adolescence en reprenant notre schéma de cette façon :
[1] Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ?, Les Liens qui Libèrent, mai 2016
[2] Le Geste et la Parole, 1. : Technique et langage Paris, Albin Michel, coll. « Sciences_d'aujourd'hui », 1964-1965.
Le passage adolescent est en soi un temps d’articulation avec une innovation majeure : la puberté. C’est donc, tout naturellement, que celui-ci s’inscrit et s’exprime au travers des nouveautés de son époque pouvant marquer sa différence avec les autres générations. C’est la place de l’adulte et de son rôle en termes de cadre, de prévention et d’accompagnement qui est à questionner. Il est primordial de travailler à ce que les effets de la disruption n’entament pas les processus de transmission essentiels à cet âge.