Le temps d'être soi
Valérie Gay-Corajoud
L’enfant nait… le temps magique d’une nouvelle vie. On était femme ou homme et nous voilà parent. Le temps s’immobilise, durant lequel on prend conscience de ce bouleversement. On se redéfinit, on se redessine. On se réapprend. Un temps confortable qui nous appartient et qui nous nourrit. Tendresse, amour, projets. Et puis voilà que très vite, trop vite, on apprend que notre enfant est différent. Alors le temps s’arrête. Le temps de la sidération, le temps de l’acceptation et, quand c’est possible, le temps de la compréhension. Nous sommes dorénavant sur d’autres rails, engagés le long d’une voie sur laquelle le temps file différemment. Le temps de l’autre n’est plus le nôtre. Nous sommes en-dehors de tout ce qui n’est pas nous, regroupés autour de notre peur et de notre souffrance. Pourtant c’est là que vient le temps des professionnels. Le diagnostic, les soins, les prises en charges, les places disponibles, les listes d’attentes, les bricolages, les combats divers et épuisants. Tout autour de nous, la vie s’accélère. Les décisions, les obligations, les confrontations, les deuils, les pertes, les indicibles, les choix, impératifs, douloureux, impossibles… Parfois on voit filer les autres autours de nous, les amis et leurs enfants, nos collègues et leurs enfants, nos voisins et leurs enfants, bien au chaud dans la ronde, cette ronde que nous n’avons pas eu l’occasion de rejoindre et qui se passe si bien de nous. Cet à-côté… Le temps de l’à-côté qui ne nous sera pas rendu, qui ne pourra jamais être rattrapé. Le temps de tout ce que nous ne pourrons pas faire au sein de la famille. La famille… qu’est-elle devenue d'ailleurs au fil du temps ? Pourtant notre enfant grandit à la même allure que n’importe quel enfant et invariablement il devient adolescent puis adulte. Ce temps-là est identique à celui des autres. Personne ne tiendra compte des années volées et des ratés que la société aura pourtant considérés comme impondérables à son handicap. Même s’il n’a pas eu l’occasion de vivre son enfance, il devra rendre des comptes de son état d’adolescent puis d’adulte. C’est une double peine. Alors on nous pousse, on nous tire, on nous encourage à prendre des décisions rapidement pour que notre enfant puisse trouver une place en fonction de son âge et non de son état et certainement pas en fonction de ses choix. C’est étonnant d’ailleurs comme d’emblée il n’est pas considéré comme ce qu’il est mais comme ce qu’il n’est pas. Non voyant, non entendant, non parlant… Non apte… Alors qu’au fond il est peut-être poète, ou peintre, ou bricoleur, ou décideur ! Mais qui lui laisse le temps d’être cela ? Car on doit choisir, vite ! Cette place, même si elle n’est pas idéale, elle est libre, pour quelques heures ! Et si on ne la prend pas, qui sait si on en trouvera d’autres ? On regarde notre ado… qui n’est qu’un petit enfant dans un corps qui a grandi si vite, et on doit lui trouver une vie, sans avoir eu l’occasion de savoir quelle pourrait être sa vie.
Mon fils Théo a 14 ans. J’aimerai que cela suffise comme information à son sujet. C’est un ado, il a ses rêves. Il est plongeur et il aimerait nager avec les requins, s’occuper des animaux, mais il aime aussi les jeux informatiques et il a beaucoup d’amis qu’il reçoit chez nous. Mais ce serait mentir. Mon fils Théo est autiste, et j’ai beau tourné ce sujet dans tous les sens, je ne vois pas comment faire l’impasse de cette information capitale. Être plongeur ? c’est être au fond de l’eau, son corps compressé, donc existant. Pas d’odeur, pas de bruit. On se parle par geste, les choses sont simples. Pas de sous-entendus, de second degré. Pas de mensonge, de manipulation. Et pourquoi les requins ? Parce que personne ne les aime, et qu’ils ont besoin d’amour comme tout le monde, nous dit-il. Les jeux informatiques ? C’est comme ça qu’il s’est construit. Son cerveau est comme une console de jeu. Il en maîtrise les codes et le langage. Il a organisé sa compréhension des choses en niveaux, en difficultés, en ennemis à combattre, en points à gagner. Ces amis ? Il les reçoit chez nous, certes, mais par le biais d’Internet. Grace à Skype, il peut partager sa passion des jeux sans avoir à affronter les codes propres aux jeunes de son âge. Il est à ce point décalé qu’il ne sait même pas qu’il ne sait pas. Mais dans le monde des jeux, Théo est un maître, et il peut créer des relations à partir de là. Le reste du temps, il est dans son école spécialisée, avec d’autres enfants autistes. Il y est bien, il y est tranquille. Il y est scolarisé depuis ses 9 ans. Avant cela, je lui faisais école à la maison. Je lui ai suggéré il y a quelque temps de rejoindre une classe inclusive, une ULIS peut-être (Unités Localisées pour l'Inclusion Scolaire) pour bénéficier d’un enseignement plus soutenu. L’air de rien, il n’est pas loin le temps où il devra se choisir un métier et pour cela, il va bien falloir rejoindre une certaine norme ! Comment en faire l’impasse ? Et puis je luis ai suggéré également qu’il serait peut-être bénéfique qu’il ne soit pas entouré que par des enfants autistes. On appelle ça l’inclusion, c’est à la mode. Mais voilà, il m’a dit qu’il était bien avec les autistes. - Avant d’être à l’école Améthyste, m’a-t-il dit, je souffrais d’être le seul enfant handicapé de notre village. Je souffrais d’être le seul autiste. - Je ne le savais pas ! lui ai-je répondu, bouleversée. - Moi non plus je ne le savais pas. Je ne l’ai compris que lorsque j’ai été au milieu d’autres autistes. Je me suis senti mieux immédiatement. Un autre jour, alors que j’allais faire une intervention à propos de l’autisme lors d’une conférence en Suisse et que nous révisions avec les organisateurs les sujets à aborder, Théo est intervenu dans notre discussion : « Maman, il ne faudra pas oublier de leur dire quelque chose de très important. Dis-leur bien que j’utilise 95% de mon énergie à paraître normal, et que le reste du temps, je suis très fatigué ». 95% de son énergie. Pour Théo, les chiffres sont littéralement sa base de données fondamentale pour comprendre le monde. Donc lorsqu’il dit 95%, il faut l’entendre comme tel. Voilà… je parlais de mon temps. De celui des professionnels, de celui du système, de la société, des solutions… Mais finalement je me trompe. Le seul temps qui vaille la peine qu’on en parle, c’est son temps. Qui va l’aider à vivre son temps ?