LE CERVEAU EN ÉBULLITION DE L'ADOLESCENT
C’est devenu une banalité de dire que l’adolescence est une construction sociologique, psychologique et physiologique. C’est pourtant autour de cette banalité que j’interviens aujourd’hui.
Sociologiquement, l’adolescence est un OSNI, un « objet social non identifié », dont une des caractéristiques est qu’il est source et lieu de malentendus entre l’ado et l’adulte qui le côtoie, l’ado et l’adulte qu’il finira bien par être un jour, l’ado et l’enfant qu’il fut, l’ado et cet autre lui-même qu’il est parfois.
L’adolescence n’existe pas dit-on parfois, et ceci est à entendre comme si c’était un objet qui n’est pas délinéé (une forme dont on ne peut pas tracer le contour), un objet qui ne se situe pas « hors de soi » (étymologiquement, ex-sistere, c’est se situer hors de soi), mais elle insiste (étymologiquement, in-sistere, c’est se situer en soi).
C’est au début du XXème siècle, que s’est créé ce « monstre », au sens de ce qui se montre :
Avant, chaque adolescent était en apprentissage, en formation, en attente de s’inscrire dans un avenir que le monde adulte avait déterminé pour lui. « Ce n’est pas le fils ainé du paysan qui héritait de la ferme de ses parents, mais bien la ferme qui héritait de lui » (selon la formule de Karl Marx dans le manifeste du parti communiste). On parlait alors de conflits de génération.
Maintenant, l’adolescent appartient à un avenir que personne autour de lui ne connait. Il est en adolescence comme d’autres sont en voyage, en vacances, en tourisme etc. et vit des aventures qui souvent ne sont que celles du voyage. Mais il ne sait pas vraiment où il va. On parle alors de crise avec ses trois de temps de rupture, de risques et d’indétermination. Tout adolescent est en crise car il est en adolescence et que l’adolescence en une crise
On a finalement que les adolescents qu’on mérite car ils sont en grande partie notre propre production : des ados sur-stimulés par le mode des objets, appelés à courir d’innovations en innovations, sans avoir le temps de réfléchir à quoi cela servirait. Ils ont le nez dans le guidon et quand on a le nez dans le guidon, on ne voit pas bien la route.
Pour chaque adolescent, et c’est déjà moins banal, ce voyage est une aventure singulière. Comme un oiseau blanc au sein d’un groupe d’oiseaux noirs, il vole et « fait comme les autres », tout en regardant parfois le bout de ses ailes blanches, ne sachant que faire ni penser de sa singularité. Il est un parmi d’autres, convoqué au voyage non pas car il a tel ou tel âge, qu’il est dit-on « mineur » (ce qu’il entend parfois comme être moindre et privé de certains droits, et cela le révolte) mais parce qu’il est « travaillé » par la puberté, et donc convié à vivre un moment existentiel bouleversant, une expérience « majeure ».
Déjà, il y a un siècle, Freud disait que l’adolescence est le symptôme de la puberté dont les remaniements physiques (avec notamment l’apparition des os sésamoïdes du pouce, voir image), physiologiques, morphologiques etc. induisent des effets psychologiques (avec mise en cause des processus d’identification, du sentiment d’existence et de continuité d’existence, grandes questions existentielles genre suis-je, que suis-je puis qui suis-je, le tout dans un vécu affectif perturbant, sexualisation du lien social …), effets psychologiques que l’étayage social (familial et familier) contient à grand peine
Os sésamoïde du pouce de la main gauche en l’occurrence, signant l’entrée en adolescence et accessoirement à la Maison des Ados 34
Os sesamoïde du pouceCe bouleversement pubertaire affecte évidemment l’anatomie et le fonctionnement cérébral.
Et on décrit pêle-mêle une efflorescence neuronale échevelée, une inadéquation du système glial chargé entre autre de gainer les axones, de les nourrir et d’élaguer les proliférations neuronales non pertinentes, une hétérochronie (tout ne se fait pas dans le même temps) de la « mise en ordre » du fonctionnement cérébral, un bombardement hormonal (hormone de croissance, progestérone et œstrogènes pour elles, testostérone essentiellement pour eux, qui comme toutes hormones excitent, impulsent et stimulent) etc.
(projection image cerveau en ébullition)
Que se passe-t-il, en fait ? Il y aurait une explosion de neurogénèse et de synaptogénèse entre 7 et 11 ans. Le cerveau dispose alors d’un énorme potentiel. Cette phase est suivie à l’adolescence d’une décimation massive des neurones et synapses, et en même temps d’enrichissement de réseaux et sous-réseaux. Décimation : en effet, selon le principe de « darwinisme neuronal » (défini par Gerald Edelman en 1987), sorte de sélection naturelle, ne survivront que les neurones et synapses qui servent. Un principe d’économie qui veut que l’organisme ne nourrisse pas ce qui est inutile. Les neurones et synapses qui ne sont pas utilisés disparaissent donc massivement. D’où l’importance de stimuler l’activité intellectuelle dans cette période de la vie d’un être humain, pas uniquement pour maintenir un « capital », mais aussi pour l’enrichir encore et encore.
Simultanément à cette perte de matière grise un autre phénomène se développe : la myélinisation des fibres conductrices des neurones. La vitesse de l’influx nerveux s’accélère et peut alors passer, m’a-t-on dit, de 0,5 m/s à 120 m/s. Perte d’un côté, enrichissement aussi ai-je dit, et efficacité démultipliée pour ce qui reste-là.
Cette myélinisation est hétéro-chronique. Comme l’ensemble de ce corps qui pousse à vitesse variable, le cerveau ne se développe pas de manière harmonieuse. Une des régions qui se myélinise le plus à cette période est le corps calleux qui relie les deux hémisphères du cerveau. Cette région du cerveau est impliquée dans la créativité et la réflexion de haut niveau. De plus cette myélinisation se fait progressivement de l’arrière du cerveau vers l’avant. Les premières régions concernées sont les aires limbiques sièges des émotions générées par les perceptions du monde extérieur. Les dernières régions concernées sont les aires frontales qui sont celles de la réflexion abstraite et de la mise à distance du monde réel. Ainsi l’ado réagit plus vite qu’il ne pense, et il est plus bousculé par des émotions qu’enclin au sentiment. Par exemple, il peut ressentir de la joie, une émotion joyeuse, tout en disant qu’il n’a pas le sentiment d’être heureux, parfois il ressent une vive émotion dont il ne peut même pas dire si c’est de la joie ou de la tristesse (on parle alors d’alexithymie pour désigner cette incapacité à nommer ses émotions, incapacité en fait à penser ses émotions selon Jean Bergeret, 1980).
Ce bouleversement (gainage hétéro-chronique et donc disharmonieux, décimation neuronale etc.) se traduit par des troubles de la synthèse et du jugement, des troubles de la gestuelle et de l’équilibre (la « gaucherie » de l’ado comme pris dans un corps encore trop grand pour lui, qui le déborde en long, en large et surtout en travers) et un contrôle émotionnel défaillant.
Vous l’avez compris, l’ado est un vrac, dans un trop plein d’émotions, de perceptions, de sensations, d’idées, de pensées et de sollicitations. Il a sur lui-même et sur le monde une vision panoptique ; il voit tout d’un coup mais n’a que rarement le temps de traiter ce qu’il voit.
Trop, voilà un adverbe largement utilisé par les ados, et quand c’est plus que trop, ils disent too much, comme si en utilisant un mot étranger, tout neuf pour eux, cela permettait de nommer ce qui leur arrivent, des impressions toutes neuves. C’est vrai que dire je t’aime, c’est un peu étroit, alors on élargi son amour par un i love you, qui en dit plus quand même. Trop, c’est le top, il n’y aurait pas plus, alors que très renvoie à un possible toujours plus. Très laisse à désirer, renvoie au manque et au désir, alors que trop, renvoie à la plénitude ou au vide quand, on manque de trop. Marie, une ado de 15 ans me disait qu’elle manquait de trop d’amour.
Métaphoriquement, le cerveau de l’adolescent est une sorte de boitier électrique aux nombreux fils parfois mal branchés, montés « en dépit du bon sens » et parfois dénudés, ce qui entraine des connections surprenantes, des courts circuits et des pétages de plombs. On comprend ici, qu’il y a une grande disparité chez les ados « du même âge » entre ceux qui ont rapidement développé et organisé leur fonctionnement cérébral (passant ainsi pour des surdoués, des précoces ou des hauts potentiels, des petits génies ou des « adultes avant l’heure » ; moi, je les appelle les lièvres) et ceux qui trainent à se stimuler et à s’organiser, que j’appelle les tortues. Rassurez-vous, parents de « tortues », selon La Fontaine, ce n’est pas toujours le lièvre qui gagne à la fin.
Métaphoriquement, le travail dévolu à l’adulte en charge de l’adolescent est celui du jardinier penché sur un arbuste buissonneux, élaguant par-ci par-là pour dégager un tronc et ajoutant des engrais pour stimuler la croissance. C’est ce que nous faisons, empiriquement, tant au CHU, Unité de soin pour adolescents, avec les soins dits en médiations (groupe de parole, écoute musicale, ateliers conte et ateliers d’écriture, relaxation et soins en eau et thérapie, art-thérapie etc.) et à la Maison des Ados 34 avec les activités dites socioculturelles. C’est ce que nous faisons en incitant l’ado à parler de ce qu’il a ressenti, ce qu’il a exprimé, bref en quoi ce qu’il a dit lui a parlé. C’est par le langage que s’effectue ce travail d’élagage, car c’est par le langage que s’organise la pensée. Il « recoud ce que le cri déchire » (Carole Martinez, Du domaine des murmures, 2011), il met les idées en ordre et contient les affects.
L’adolescence prend fin avec l’émergence d’un sujet doué de langage, un sujet qui fait son temps en incarnant son histoire. Une jeune fille me disait au sortir de son adolescence, qu’elle se sentait devenir propriétaire de son temps, de sa parole et de son histoire, alors que jusque-là, elle n’était que locataire du temps, des mots et des histoires des autres. « Je m’installe à mon compte/conte, écrivez-le comme vous voulez ». Elle parlait et entendait ce qu’elle disait, entendait aussi ce que les mots disaient d’elle, comprenait que les mots étaient ventriloques et disaient de nous ce que nous ignorons d’eux. Serait-ce cela, devenir adulte ?
Il me reste une question : si j’ai tant de mal à comprendre ce qu’un étranger me dit dans sa langue pour moi si étrange, ce n’est peut-être pas uniquement que je ne sais pas grand-chose de sa langue, c’est peut être aussi que je ne comprends pas comment s’est organisée sa pensée. Je peux ainsi réciter des mots anglais, allemands, portugais ou autres, voyager dans ces langues sans jamais être dans ces langues. Je ne parlerai finalement qu’anglophone, germanophobe ou autre, mais pas vraiment anglais ou allemand. J’en connais la musique, mais je ne suis pas musicien (pour parodier le jugement de Monsieur de Sainte Colombe à Marin Marais dans « tous les matins du monde », Pascal Quignard, 1991).
Quand on me parle en « étranger », je suis, mais je ne pense pas. Et souvent, quand on parle à l’adolescent, notre langue semble lui paraitre bien étrangère, alors, il suit, mais ne pense pas.
Aidons le à grandir, à se frayer un chemin au travers de ce pays des ados en imaginant toujours le meilleur pour lui. Après tout, nous en sommes bien sorti de cette affaire et, convenez-en, ce n’est pas si mal.
Docteur Robert Brès
Psychiatre, praticien hospitalier Consultant à La Maison des Adolescents 34