Internet et l’emprise des écrans : adolescence en danger
Le numérique n’est pas le virtuel. Il importe de s’entendre sur les mots. Le numérique se définit sur la base d’informations auxquelles sont associés des nombres, et les ordinateurs qui sont aujourd’hui hautement concernés par cette question ont été élaborés à partir de machines à calculer programmables avec au départ l’idée de traiter d’arithmétique et de logique, ce n’est que secondairement qu’est apparu le traitement de texte, tout message pouvant être codé de façon numérique. Puis en dernier lieu émergea l’importance accordée à l’image. Le virtuel, champ dans lequel nous inscrivons par abus de langage l’image, désigne quelque chose qui serait potentiellement en devenir, comme l’arbre peut être présupposé à l’origine dans la graine. Cela n’a pas d’existence actuelle mais seulement une existence future possible, et les techniques informatiques, avec les communications en réseaux, ont ouvert des modalités infinies de mise en relation sans contact physique, la médiation se produisant par l’intermédiaire d’un objet, l’ordinateur à l’origine ou maintenant un simple écran. Le virtuel a aujourd’hui partie étroitement liée avec l’image.
Je pensais initialement devoir justement vous parler des images et des écrans mais il me fut indiqué que ces journées s’articulaient autour de l’adolescence avec, peut-être des interrogations plus précises portant sur le phénomène de la radicalisation, je vais donc élargir le champ de mes propositions.
Il n’empêche que les images sont aujourd’hui envahissantes au point d’ailleurs d’évincer les mots, vous vous souvenez, je suppose de la formule de naguère que nous proposait « Paris Match » : « le poids des mots, le choc des photos », et bien aujourd’hui, le choc des photos a bousculé le poids des mots, au point parfois de les rendre souvent indésirables. Nos enfants ne s’y trompent pas pour la plupart, ils ne lisent plus ou presque plus mais par contre ils passent leurs journées les yeux rivés sur les écrans, une enquête datant de l’an dernier précisait que les adolescents y sont en moyenne – tous supports confondus – près de 8h par jour. Si vous enlevez aux 24 heures quotidiennes le temps de sommeil qui, à cet âge, n’est pas des moindres, le temps des repas, le temps « scolaire » qui de fait, a la part congrue dans l’histoire, il ne reste pas grand-chose. Les écrans sont partout, ils ont insidieusement envahi notre quotidien, souvent d’ailleurs à notre insu. Qui aujourd’hui se doute que tout un chacun consulte en moyenne son téléphone 200 fois par jour, il serait également effarant de chiffrer le nombre de sms. C’est le raccourci d’une formule, anglaise, comme vous pouvez, je suppose, vous en douter, « short message service », je le souligne car la langue anglaise vise de plus en plus l’hégémonie et semble devoir recouvrir le fonctionnement des échanges dans le monde et bien cette formule ne comporte pas moins de deux mots français sur les trois qu’elle contient. Il faut savoir que la langue anglaise en compte 38000, soit l’équivalent du stock lexical français au XVI° siècle.
L’image expulse le mot ou le réduit, voire l’assèche de son sens et lui retire sa capacité métaphorique. Les adolescents semblent déjà engagés dans cette voie, ils communiquent, pour la plupart, par abréviations, ces fameux sms donc (slt, cv, tfk, tkt… pour salut, ça va ? tu fais quoi ? t’inquiète …) ce qui est particulièrement réducteur. Une jeune fille, de 15 ans me disant dernièrement, lors d’une consultation : « … écrire, c’est pour les vieux, nous, on s’envoie des messages ou bien on se voit », c’est dire la disparition de la langue qui se profile à l’horizon des prochaines décennies alors que justement, elle est sans doute le dernier bastion qui nous protège de l’envahissement technologique.
De ce constat découlent deux conséquences immédiates :
- Un désintérêt pour apprendre selon les schémas classiques qui est de plus en plus prononcé, ce qui ne veut pas dire que nos enfants n’apprennent plus mais qu’ils apprennent autrement
- Une porte d’entrée sur le psychisme de chacun est aujourd’hui ouverte via internet. Certains enfants, lourdement handicapés et rencontrant des problèmes nutritionnels sont nourris de façon parentérale à domicile sur chambre à cathéter implantable. C’est un système d’alimentation, hors système digestif classique, qui passe par la voie sanguine à partir d’un cathéter central, souvent posé en milieu hospitalier sur la veine sous-clavière et qui demeure donc présent, sur toute la durée des soins, ce qui revient à dire parfois très longtemps. Et bien internet, aujourd’hui procède de façon similaire, comme une porte d’entrée permanente dans le psychisme de chacun, à partir de la pose virtuelle d’un accès qui dans la majorité des cas est bien sûr un écran, ce dont nos enfants, nés non plus avec une sucette ou un doudou mais avec une souris à la main, sont loin de se douter.
Ceci bien évidemment explique qu’il s’agit là d’un système individuel, c’est-à-dire propre à chacun, comme chaque un, à moment donné, petit à petit et aujourd’hui de plus en plus tôt, a eu son téléphone portable. Alors qu’il y a quelques années, peu en fait, le portable était le signe du passage au collège, chez les grands, maintenant les enfants dès le primaire sont nombreux à arborer un des derniers bijoux de la technologie.
J’ajouterai à ce propos deux remarques :
- D’abord, les fameux réseaux dits « sociaux » n’ont du lien que le nom, les individus sont de plus en plus seuls, avec l’illusion d’être ensemble. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, l’image des écrans, même si celle-ci est présentée interactive, isole les sujets plus qu’elle ne les réunit, ce sont les fameux « petits pois dans la boite » de Jean Paul Sartre, des personnes toutes apparemment ensemble à partir d’un objet qui serait censé les réunir mais sans plus aucun lien ou du moins dans des liens excessivement fragilisés. Je pense à cette grand-mère proposant à son petit-fils de financer la fête qu’il pourrait faire pour son anniversaire en réunissant ses amis. Quand elle lui a posé la question des amis justement, il fut obligé de reconnaitre qu’il n’en avait aucun, ils n’étaient tous que des connaissances virtuelles par le net auxquels il était dans l’impossibilité de prêter une consistance physique réelle.
- Ensuite, les phénomènes de radicalisation souvent dénoncés par les médias à partir de la fréquentation par les jeunes des mosquées, se produit en fait de façon excessivement majoritaire, soit à 80% par le biais d’internet. C’est justement sur ces réseaux dits sociaux que des adolescents à la dérive rencontrent des figures qui, sous couvert de religion, deviennent emblématiques en proposant à leur malaise existentiel des solutions clés en mains. Sont délivrés du même coup : le diagnostic, l’ordonnance et le médicament. La solution leur apparait d’autant plus valable qu’elle est la même pour tous, une foi aveugle en un sauveur providentiel, et qu’elle semble avoir fait ses preuves puisque bien avant eux un grand nombre l’a déjà adoptée.
L’image et plus particulièrement les écrans, puisque les choses ont aujourd’hui évolué vers ce que l’on pourrait appeler un « cinéma personnel transportable » occupent une place centrale dans la vie de tout homme. Une patiente récemment me racontait son désarroi un jour où elle ne put, pour un moment, plus mettre la main sur son téléphone en m’expliquant alors l’omnipotence de l’objet que la technologie sans cesse perfectionnée rend de plus en plus indispensable. De réveil le matin, il devient journal télévisuel puis agenda pour la journée, la semaine, le mois, organe de météo, gps pour se rendre au travail, boite aux lettres et encyclopédie universelle, organe en permanence inter-connecté avec le monde, base de jeux comme interface de rencontre…. etc, etc … et accessoirement outil de communication vocale, ce qui semblait, initialement, sa fonction première et qui, aujourd’hui, parait se révéler de plus en plus secondaire.
Il y a environ trois ou quatre ans maintenant, que j’ai constaté pour la première fois qu’une maman quittant la salle d’attente pour pénétrer dans le cabinet fouillait précipitamment son sac à mains pour en extraire son smartphone et le glisser, sans un mot, dans les mains de l’enfant qui devait patienter pendant que je recevais les parents. Ce qui m’avait alors semblé un événement isolé, s’est très rapidement mué en attitude maternelle systématique et ce n’est que l’an dernier, mi-juin, que j’ai vu un père avoir, pour la première fois, la même attitude. Cela m’a d’abord intrigué puis très rapidement inquiété. Quelle est la fonction de l’objet ? D’emblée, je n’ai pu y voir qu’un bouchon. Le geste de cette mère a fait émerger de mes souvenirs, la première visite, il y a bien des années de cela, au domicile d’un tout jeune enfant IMC, il devait avoir alors 3 ans. J’avais rencontré son père, en amont de l’admission de son fils dans un Service à Domicile dans lequel j’intervenais, et ce père était fort inquiet car, jusque-là, peu éclairé par le diagnostic médical. Avait été simplement évoquée une atrophie cérébelleuse sans plus d’explication et sans aucune projection possible quant à la suite du développement de son fils. Benoit suivait de loin en loin l’échange, avachi sur le canapé en raison essentiellement d’un retard tonique majeur. L’enfant ne disait pas un mot et pour cause, la sucette restait en permanence vissée à ses lèvres. Je me souviens parfaitement de la dernière question que m’a posée ce père alors que j’étais sur le pas de la porte à la fin de la visite : « pensez-vous que Benoit parlera un jour ? » J’ai répondu immédiatement, sans réfléchir, comme par réflexe et je conserve parfaitement gravée dans ma mémoire la sidération qui s’est immédiatement affichée dans les yeux de ce papa. « Enlevez-lui déjà la sucette, me suis-je entendu lui dire puis nous en reparlerons lors de la prochaine visite ». Ce ne fut pas sans effet puisque, après l’application du conseil, Benoit, rapidement est entré dans le langage verbal.
Quand, bien des années plus tard, cette scène du smartphone, soit cet échange mère-enfant médiatisé par un objet s’est à nouveau présentée, j’ai eu de suite la même impression, il ne pouvait alors s’agir pour moi que d’un autre bouchon, tentant de suturer la béance non plus à partir de la pulsion orale mais bien de la pulsion scopique.
Lacan pose dès 1959, dans son retour à Freud, que nous sommes obligés d’admettre « une véritable pré maturation spécifique de la naissance chez l’homme » (1). Il s’appuie alors sur les travaux d’un anatomiste, Louis Bolk qui a fait état en 1926 d’une néoténie dans l’espèce humaine. Quand il vient au monde, le petit d’homme n’est pas parvenu à une complète maturation, à cela s’ajoute son impéritie et son parasitisme.
Ceci a pour première conséquence d’inscrire l’infans dans un rapport particulier à l’Autre dont l’initiale résolution déterminera la structure. Nous repérons bien avec la psychanalyse combien l’issue de cette phase d’aliénation-séparation est déterminante pour le devenir du sujet.
La deuxième conséquence n’est pas des moindres, elle affecte le corps dans son ensemble en tant que, par essence, il est manquant, d’où alors, chez l’homme, un logique recours à la prothèse. Cette utilisation de l’objet est propre au genre humain, les autres espèces animales en sont en général dépourvues. De plus en plus complexe, de plus en plus performant, l’objet aujourd’hui, donne l’impression d’apprivoiser, peu à peu l’homme, ce qui inverse l’ordre établi puisque progressivement, il le domestique. Initialement extérieur, autrefois souvent imposant et parfois distant, il vise aujourd’hui la miniaturisation et s’implante dans la chair pour recueillir des informations ou pallier certains manques, voire corriger de petits défauts. L’homme pourrait être ainsi progressivement reconstitué, recomposé par des éléments de la machine, ce qui laisserait supposer à terme, une fois toutes les parties du corps substituées, sa disparition. Le vivant cèderait alors la place à l’existant.
Dès sa venue au monde, l’enfant s’inscrit dans un rapport à l’objet. C’est donc la néoténie constitutive de son être à la naissance qui l’introduit dans ce rapport privilégié à un premier objet et inscrit par là même une marque dans le corps. L’objet est initialement supposé le complémenter et lui permettre tout simplement de vivre aussi, répond-il à ses besoins vitaux, mais il lui apporte également les soins et l’amour nécessaires à son existence.
Lors de l’adolescence, cet objet change de statut, la dimension vitale primitivement soutenue cède le pas à la perspective identitaire mais sans effacer pleinement la dynamique transitionnelle première. Les remaniements corporels et l’incertitude qui en découle déstabilisent passagèrement l’enfant. La politique du même, le partage d’égales valeurs et d’objets identiques a quelque chose de rassurant. Cela nous permet de comprendre l’importance des vêtements, des vêtements de marque, véritables parures de l’estime de soi, importance qui peut se condenser en un attachement à la marque tout court. Cela, suppose dans un même mouvement l’accès à un statut privilégié et le ralliement à un groupe social, le club de la pomme ou celui de la virgule pouvant en être de parfaits exemples.
Le smartphone devient chez les adolescents en général, le miroir de l’âme dans lequel le narcissisme de chacun se répare dans le sentiment d’une appartenance identitaire à un groupe reconnu. La pratique aujourd’hui répandue des selfies en témoigne, elle les rassure dans la reconnaissance de leur image et celle-ci trouve souvent sa cohésion dans un partage avec d’autres. L’identité fragilisée par la traversée adolescente se trouve ainsi consolidée.
….. Il est loin et révolu le temps du « petit écran » de l'enfance des plus de cinquante d'aujourd'hui et les écrans, tous formats confondus, envahissent le quotidien de nos enfants, notre quotidien. Ce petit écran, quand il est apparu, avait un grand frère depuis quelques années déjà installé, il n'empêche que, très vite, dans les familles, il a fait office de religion. La restriction de la surface de projection s'est progressivement et proportionnellement accompagnée d'une limitation de l'adresse, d'une restriction de la distance et nous sommes ainsi passés du collectif dans les salles obscures au familial dans l'espace du domicile pour arriver aujourd'hui à la « projection privée » qui ne relève que de l'un. Ceci, en soi, constitue une épure progressive du champ social et sans doute aussi une atteinte portée au Symbolique. A cette époque-là, comme le dit le sociologue Jean Louis MISSIKA, la télé était « la maîtresse des horloges » et l’on attendait souvent religieusement la diffusion du feuilleton ou du film le dimanche soir…
Est à noter, avec une réduction de l’écran, un changement du destinataire, ce qui était, à l’origine, à l’intention d’un collectif avec la toile, passe à l’adresse à l’un, dans un contexte minimaliste, la captation par l’image peut paraitre d’autant plus grande que celle-ci ne parait concerner que vous, elle est un message personnel qui n’est plus, en quelque sorte, partagé en direct avec d’autres, puisqu’il semble vous être un uniquement destiné. S’opère alors un double mouvement qui modifie le sens de la diffusion de l’image et opère une réduction des distances en un rapprochement toujours plus grand de l’individu. L’image n’est plus projetée par l’arrière au-devant de vous sur un écran blanc mais projetée vers vous, comme pour vous permettre de mieux l’introjecter, souvent à partir d’un écran qui, s’il, n’est pas noir, est bien sombre. Là encore une inversion, l’écran blanc dans les salles obscures cède la place à un écran noir en pleine lumière. Les images qui avant se succédaient sur l’écran semblaient inaltérables, il n’y avait aucune interaction possible entre l’écran et les spectateurs, lesquels, même s’ils entretenaient un lien ténu du fait d’un désir partagé de voir le même film, demeuraient d’une certaine façon en relation. Aujourd’hui avec le « tout petit écran », l’image devient inter active, chacun peut la moduler àsa guise, voire la changer ou avoir même l’impression qu’il y rentre dedans alors qu’en fait ce semble l’inverse qui se produit, c’est elle, l’image, qui nous rentre dedans.
L’animal vit dans le présent immédiat et, guidé par son instinct, il n’a à sa disposition que l’Imaginaire et le Réel pour s’adapter à son environnement, le petit d’homme, lui, va se repérer grâce au nouage de ces deux registres à un troisième, le Symbolique. Le langage, tissé à l’intérieur va secondairement permettre à l’enfant de représenter l’absence. Il la rend ainsi absente à jamais tout en habitant le temps et la mémoire. En réaction, comme une tentative désespérée pour la rendre présente, le passage à l’acte, ici, vient faire effraction dans cette dynamique.
Tel le pharmakon grec, cette nouvelle prouesse technologique contient vraisemblablement le poison et le remède et tout reste bien sûr fonction du dosage. Mais de cela peut-il être question avec des adolescents? Comment envisager que cette modulation soit possible alors que leur appétit de jouissance est, aujourd’hui, totalement débridé par les systèmes de profit qui nous gouvernent? La limitation que suppose la parole ne semble plus avoir cours et ceci a d’autant plus d’impact que l’écran des téléphones et des tablettes, lui, n’est qu’à l’adresse de l’un. Nous sommes ainsi passés du collectif structuré et limité à de l’individuel inorganisé et sans limites, chaque un est interpellé, directement au cœur de sa singularité, les « épars désassortis » (2) (selon la formule de Lacan) sont alors désarrimés du lien social.
L’errance est d’autant plus grande que la révolution numérique opère comme la religion (elle est, vous disais-je, le principal levier des actes de radicalisation), elle relève autant de la foi, et c’est pour cette raison que l’on peut y croire, parce que c’est en cela qu’elle trouve sa force : elle s’adresse à tous mais pris un par un. C’est là la puissance des écrans.
L’investissement de ces nouvelles technologies dont adolescents et adultes sont tout aussi friands parait finalement inscrit en contrepoint de l’interrogation de l’individu devant sa finitude. Leur évolution est exponentielle comme si les avancées scientifiques pouvaient venir à bout des impasses de la psyché, à savoir la non représentation de la mort et l’impossible réponse de l’homme à l’immarcescible interrogation qu’ouvre en lui ce point ultime de sa destinée.
La mort semble toujours l’affaire des autres et pas la nôtre, pourtant, elle donne un sens à notre vie, sans elle au bout du parcours, nous ne saurions sans doute pas que nous sommes vivants. Notre civilisation progresse aujourd’hui à l’heure de l’homme augmenté et notre espace de vie, qu’il soit Innenwelt ou Umwelt, parait, aux adolescents, de plus en plus exigu. La rencontre nécessaire de la castration, cet indépassable qui nous structure mais qui n’est possible que par le langage, se trouve, dans le monde virtuel, abrogée, c’est un univers où le signe prévaut sur le signifiant.
Quand on regarde par exemple un enfant ou un adolescent s’immerger dans les jeux vidéo et plus particulièrement dans les courses de voiture, il est toujours frappant de constater de quelle façon il prend pour seul plaisir de détruire systématiquement et répétitivement le bolide suréquipé qui, dans une banale réalité, aurait été l’objet d’une infinie convoitise. L’univers virtuel devient le lieu de l’abondance, de la jouissance sans limite et de la négation de la mort.
Cela se retrouve également dans les jeux de guerre qu’affectionnent tant les garçons et dans lesquels il s’agit de détruire, d’anéantir l’autre, l’ennemi et ce, de la façon la plus dévastatrice qui soit. Freud en observant les enfants, l’avait déjà anticipé. Il précise dans « l’Interprétation des rêves » (3) que les jeunes enfants pensent qu’on peut mourir plusieurs fois car la mort ne leur parait pas irréversible: quand on est mort, on se relève, ce qui est tout à fait ce que nous proposent les univers virtuels. Cela nous donne une indication précieuse sur la facilité que démontrent certains jeunes aujourd’hui en s’inscrivant, souvent au nom d’une religion, dans une série d’actes meurtriers. Le brouillon de l’acte a été effectué en amont, sur les jeux vidéo, à partir de cette levée de la censure qui, dans cet espace, leur laisse supposer que, partout, à tout moment, tout est permis et tout est possible. La réalité virtuelle prenant le pas sur le quotidien, la vie en soi perd alors et son sens et son importance.
La mort et le virtuel, la mort et l’image se côtoient en permanence. Les dernières avancées scientifiques visent donc aujourd’hui l’immortalité et la philosophie transhumaniste suppose pouvoir permettre à l’homme, un jour, de se débarrasser des contingences de son corps… Cela pourrait toutefois se payer du sacrifice du langage, le signe devenant amplement suffisant et supplantant sans peine le signifiant.
Étrangement, le virtuel et la machine, petit à petit, tuent le langage. L’image semble bâillonner à jamais le sujet alors que cet objet réel, censé supplémenter l’humain devrait le rendre éternel. Nous assistons à une érosion du désir avec une abolition de l’objet a, ce qui favorise l’émergence d’une recherche de jouissance instantanée. La profusion des nouveaux sites de rencontres en témoigne, il s’agit maintenant de permettre l’échange entre les corps, pratiquement en l’absence de toute parole. C’est sans doute la pulsion de mort qui pointe là le bout de son nez par une tentative d’apurement du principe de plaisir, celui-ci devient sans reste, son dernier ferment ayant été consommé par l’image.
Ce déploiement de l’Imaginaire comme l’apport transhumaniste pour tenter de supplémenter l’humain ne restent en fait que de vaines tentatives pour annihiler la question de la mort. La suprématie visée par l’univers virtuel ne semble cependant devoir se produire qu’au prix de la disparition du signifiant, laquelle, in fine, pourrait entraîner la perte du sujet. Comment, en effet, supposer un inconscient à une machine?
Mais toutes ces prouesses technologiques ne sont peut-être que de vaines tentatives car, quoi que nous fassions, « notre besoin de consolation est impossible à rassasier » (4). L’homme nait boiteux et il le reste toute sa vie durant.
Ces derniers propos pourraient vous paraitre bien sombres, dignes selon les plus indulgents d’entre vous, d’un romantisme noir. Qu’est-il en fait possible d’espérer ? Si je vous dis : rien, ce que je pense foncièrement, vous allez dire que j’aggrave mon cas. Je vous le dis ainsi, au-delà du fait que je le pense sincèrement parce que j’ai la conviction que l’espoir, qui nous inscrit dans une position passive, n’est pas la bonne formule. Il importe à chacun de réagir car un changement ne pourra intervenir qu’à partir d’une vraie mise en connexion du changement des « un par un ».
Un collègue psychanalyste montpelliérain a sa solution, il clame toujours, de préférence haut et fort devant un large public, qu’il faudrait que la psychanalyse devienne obligatoire pour tout le monde, ce qui, indépendamment de la facétie, donne une indication sur le remède.
Nous n’avons en effet, nous les humains, que le langage et la parole, dans lesquels paradoxalement nous sommes pris pour faire face à cela. Aussi, importe-t-il de maintenir ouverts les espaces de parole avec nos enfants, nos adolescents afin que les mots puissent tenter de pacifier les velléités qui les amènent à supposer qu’ils vont trouver une solution dans l’acte, plus précisément dans le passage à l’acte. Mon plus jeune fils, me demandait, dernièrement, ce que j’allais faire à la retraite. Je lui ai immédiatement répondu que j’allais apprendre la langue française, ce qui bien sûr n’a pas manqué de l’étonner car il suppose, qu’à mon âge, j’en connais bien assez alors qu’en fait, c’est sans doute, si vous me permettez le détournement de la formule, « un défaut de langue » qui nous pousse aujourd’hui dans cette jouissance mortifère que nous proposent, à notre insu, toutes les avancées technologiques. Notre salut ne peut vraisemblablement passer que par le soutien de la parole et du langage.
1/ Jacques Lacan, Écrits, Le stade du miroir, Éditions du Seuil, p 96
2/ Jacques Lacan, Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI, dans Autres écrits, Paris Le Seuil, 2001, p 573
3/ Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, Chapitre IV, 2 Le rêve de la mort de personnes chères, PUF 1980
4/ Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud 1981