LA PASSION DE L’UN
René ODDE, Psychanalyste Montpellier le 21/03/2017
Les passions sont diverses mais ont une caractéristique commune : un effacement de la raison ou de la volonté provoqué par l'intensité des émotions et des sentiments ressentis. Cette abolition du contrôle ou de la régulation des flux passionnels s'inscrit dans un espace de pensée où domine le dualisme du corps et de l'esprit .Ce défaut de régulation se retrouve dans la clinique analytique mais il se joue entre des termes différents qui désignent certains types de relations que l'on peut regrouper sous le vocable de passion de l'Un.
Pour décrire cette passion de l'Un, il convient de rappeler la distinction faite par Freud entre les passions narcissiques qui portent sur l'amour de soi et les passions déterminées par un choix d’objet. Dans ce dernier cas, la personne aimée peut être choisie par étayage sur les personnes qui ont pris soin de l'enfant et qui l'ont protégé. Ce choix est lié à l'exercice des pulsions d'autoconservation qui nous ramène, finalement, à un choix narcissique car la personne aimée est idéalisée, elle possède les qualités de celui qui choisit ou bien possède les qualités que celui qui choisit n'a pas.
A ce propos, Freud, dans son texte «Pour introduire le narcissisme » (1) énonce que le sujet « après avoir dissipé sa libido sur les objets cherche alors une voie pour revenir au narcissisme en se choisissant, selon le type narcissique, un idéal qui possède les perfections qu'il ne peut atteindre ».
Autrement dit, le mouvement qui va du moi à l'objet revient sur le moi selon la trajectoire d'une boucle qui se referme sur elle-même et, au niveau des pulsions, les pulsions sexuelles primitivement dirigées sur l'objet font retour dans la dimension des pulsions du moi.
C'est à partir de ce constat que l'on peut parler de passion de l’Un. L'Un c'est le moi car ce que l'on aime dans l’objet, ce que l'on aime dans l'autre c'est soi-même mais c'est aussi l'union réalisée de l'autre avec soi dans une totalité une.
Cette trajectoire en boucle qui enveloppe l'autre en moi, l'un dans l’autre, renvoie à la version la plus répandue que l'on a pu donner du mythe de Narcisse ; celui-ci s'éprend amoureusement de son reflet.
Toutefois, si l'on se reporte aux Métamorphoses d'Ovide et à l'analyse du mythe de Narcisse faite par G Balbo (2), c'est une autre version qui est donnée à lire.
L'eau d'une source permet à Narcisse d'étancher sa soif puis se voyant dans l’eau, il croit voir un autre dont il s’éprend, sans savoir que cet autre n'est que son reflet.
Le commentaire d'Ovide qui accompagne le récit de la scène vécue par Narcisse est édifiant « Il s'éprend de la forme qu'il voit réfléchie, espère en un amour qui n'a pas de corps, croit que c'est un corps et, un peu plus loin, Narcisse veut s'unir à l'objet de son désir et s'étonne qu'il ne réponde pas à ses avances, excédé il dit « Qui que tu sois, sors de là ! » ;
A ce moment du récit, Narcisse est persuadé d'être sous les charmes d'un autre, seul le narrateur perçoit que cet autre n'est qu'un reflet jusqu'à ce que Narcisse perçoive, lui aussi, que l'aimé est son double, sa propre image. Devant ce coup qui le frappe, il s'écrie : « Je saisis : jamais plus mon image ne me fera faillir » ….Trompé par un reflet qu'il méconnait être le sien, Narcisse affirme que jamais plus il ne tombera dans ce piège.
Cette version du mythe de Narcisse met l'accent sur le fait que le point d'origine de l'amour de soi n'est pas le reflet de soi qui n’est, donc, pas premier, mais c'est la perception de l'altérité qui est le fondement du narcissisme bien que cette perception soit méconnue par le sujet. Toutefois, dans certaines occurrences, cette dimension d'altérité peut se donner à voir mais le sujet peut, très bien ne pas l’appréhender. L’enfant, dans sa première année, n'est pas différencié des personnes qui prennent soin de lui ni de ses semblables, les enfants qu'il côtoie dans les structures collectives. Puis, dans un second temps, il va se séparer des autres pour se constituer en une unité différenciée : celle de l'image de son corps qu'il va d'abord s'approprier puis aimer. Toutefois, ce processus requiert la présence de l'Autre maternel ou de ses substituts pour attester et reconnaître l'existence de cette instance une et soutenir l'amour porté à son image.
Lacan , dans ses textes consacrés au stade du miroir , ainsi que Winnicott ont mis en évidence cette dialectique inter subjective qui fonde le narcissisme mais aussi le Moi que Freud définissait comme étant la somme des identifications partielles ou totales opérées par un sujet , au cours de sa vie .
Ces identifications qui se construisent par rapport à des personnes aimées constituent le matériel de construction du Moi mais restent méconnues par le sujet. Ce processus d'où s'origine le Moi et l'amour de soi, l'appui sur les autres pris comme modèles ne sont pourtant pas oubliés par le sujet.
L'observation des jeunes enfants donne le témoignage de l'existence de ce matériel à partir des faits de transitivisme que l'on peut saisir et repérer chez eux On peut aussi retrouver chez certains schizophrènes la présence de ces phénomènes de mimétisme. Par contre, pour l'adulte dit normal ce sont les formations de l’inconscient (rêves, mots d’esprit, oublis de nom …) ou les fantasmes qui nous livrent l'existence de l'appui sur l'altérité pour construire l'identité à soi-même.
Le rêve de l'injection à Irma (3) nous en donne un exemple ; je vous livre le récit de ce rêve : Un grand hall – beaucoup d’invités, nous recevons. - Parmi ces invités, Irma, que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma « solution ». Je lui dis : « Si tu as encore des douleurs, c'est réellement de ta faute. - elle répond « Si tu savais comme j'ai mal à la gorge, à l'estomac et au ventre, cela m’étrangle. » - Je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi, je me dis : n'ai-je pas laissé échapper quelque symptôme organique ? Je l'amène près de la fenêtre et j'examine sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. Je me dis : pourtant elle n'en a pas besoin. - Alors elle ouvre bien la bouche, et je constate, à droite, une grande tache blanche, et d'autre part j'aperçois d'extraordinaires formations contournées qui ont l'apparence des cornets du nez, et sur elles de larges eschares blanc grisâtres. - J'appelle aussitôt le Dr M …, qui à son tour examine la malade et confirme … Le Dr M ...n'est pas comme d'habitude , il est très pâle , il boite , il n'a pas de barbe … Mon ami Otto est également là , à côté d'elle, et mon ami Léopold la percute par-dessus le corset; il dit: «elle a une matité à la base gauche» , et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l'épaule gauche ( fait que je constate comme lui , malgré les vêtements) ...M...dit: «il n'y a pas de doute , c'est une infection , mais ça ne fait rien; il va s'y ajouter de la dysenterie et le poison va s'éliminer «Nous savons également , d'une manière directe , d'où vient l'infection » , mon ami Otto lui a fait récemment , un jour où elle s'était sentie souffrante , une injection avec une préparation de propyle , propylène...acide propionique...triméthylamine ( dont je vois la formule devant mes yeux , imprimée en caractères gras )...Ces injections ne sont pas faciles à faire...il est probable aussi que la seringue n'était pas propre » .
Freud va nous livrer une analyse très détaillée de ce rêve ; pour ma part, je vais, seulement, souligner deux points: tout d’abord, le contexte du rêve: Irma est une jeune femme qui a des liens avec la famille de Freud. Celui-ci accepte de la soigner mais s'inquiète des conséquences que pourrait avoir l’échec du traitement sur l'amitié qui lie les deux familles. Or, le traitement aboutit sur un succès partiel: l'anxiété hystérique a disparu mais pas les symptômes somatiques.
Quelques temps après, son ami Otto lui donne des nouvelles d'Irma: «elle va mieux mais pas tout à fait bien » Cette réponse laisse à penser qu'Otto vient relayer l'attitude de la famille d'Irma qui n'a jamais vu d'un œil favorable le traitement proposé par Freud.
Pour se justifier, Freud écrit le soir même l'observation d'Irma pour la communiquer au Dr M qui était la personnalité dominante de son groupe de travail.
Le deuxième point à souligner renvoie à une partie du commentaire que fait Lacan (4) du rêve de Freud. Il emploie le terme d'« immixtion des sujets» dans le rêve ; il s'agit de l'entrée en scène des trois personnages masculins : le Dr M, Otto et Léopold.
Le Dr M représente une image paternelle, le père imaginaire de Freud qui n'est autre qu’Emmanuel, son demi-frère, issu d'un premier mariage et qui est en âge d'être le père de Freud.
Otto, c'est le familier, l'ami intime et Léopold, l'ami qui est aussi un double idéal.
Ces trois personnages représentent, en fait, certaines composantes du Moi de Freud qui s'est constitué par l'assemblage de traits identificatoires qui renvoient au père, à l'intime et à l’idéal.
Le recours à l'image du spectre lumineux qui réunit en une seule couleur les différentes couleurs qui le compose permet à Lacan de dire que dans ce rêve on assiste à une « décomposition spectrale » de la dimension imaginaire dont se soutient le Moi de Freud : … « Il s'agit d'une décomposition spectrale de la fonction du moi. Nous voyons apparaître la série des moi. Car le moi est fait de la série des identifications qui ont représenté pour le sujet un repère essentiel, à chaque moment historique de sa vie, et d'une façon dépendante des circonstances ».
Ce rêve montre aussi et de façon évidente que l'altérité est le support de l'instance moïque. Par ailleurs, si ce rêve explore le versant paternel et amical des identifications, d'autres rêves et d'autres formations de l'inconscient nous donnent accès au versant maternel.
Le texte de Freud « Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » (5) souligne cet autre versant. Dans la biographie de l'artiste Freud découvre des similitudes entre l'enfance de Léonard et sa propre enfance : tous deux ont eu une mère très jeune et un père plus âgé avec un brouillage dans l'ordre des générations.
Une autre similitude tient au partage d'une même passion, celle de la connaissance. Tous deux furent des chercheurs obstinés en quête de découvertes dans des champs variés et en rupture avec les recherches de leur temps.
A l'époque de la rédaction de ce texte, Freud amorce la deuxième partie de son œuvre et trouve en Léonard le modèle de sa démarche: poursuivre sa recherche alors que les données de l'observation et les concepts théoriques sont insuffisants.
Durant son enfance Léonard, comme tous les enfants, était fortement préoccupé par la question de l'origine des enfants et du rôle que pouvaient avoir les parents à ce sujet.
A ces questions s'ajoutaient les circonstances familiales propres qui venaient compliquer la recherche sur la naissance des enfants.
Né hors mariage du notaire Ser Piero da Vinci et d'une jeune paysanne Catarina, Léonard vivait seul avec sa mère jusqu'au jour où le père au désespoir d'avoir un enfant de sa femme légitime le fit venir dans la maison paternelle où il fut aimé par sa deuxième mère.
Dès lors, une première réponse à ses questions pouvait s'envisager : seules les femmes célibataires pouvaient avoir des enfants.
Un souvenir d'enfance qui d'après Freud est un fantasme forgé des années plus tard, lui permettra de poursuivre sa recherche ; Léonard le relate de la façon suivante : « étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu'à moi, m'a ouvert la bouche avec sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue ».
L'intérêt de Léonard pour les vautours vient de la lecture des textes d’un Père de l'église qui souligne que les vautours seraient tous des femelles et qu'ils se reproduisent sans avoir recours aux mâles. De là à penser qu'il était, lui-même, un enfant de vautour, cela devenait évident et cette réflexion a sans doute alimenté le « souvenir fantasmé » mais aussi son désir de voler qui a soutenu ses recherches pour construire des machines volantes.
Le rôle des mères se déduit également, ce sont des mères phalliques qui produisent auto référentiellement leurs propres enfants.
Ces déductions ne peuvent que renforcer le refoulement des pulsions érotiques envers sa mère qui s'est opéré lors de l'apparition de la deuxième mère à qui il va s'identifier : il va l'aimer comme sa mère biologique, sur le mode de la tendresse et il va choisir des garçons semblables à lui qu'il aimera sur ce même mode.
A travers son amour des jeunes garçons Léonard s'aime lui-même tout comme sa mère l’aimait.
Le fantasme du vautour peut se décomposer selon deux tendances basées sur deux souvenirs, celui de la tétée et celui des baisers donnés par la mère que Léonard présentifiera dans l'énigmatique sourire de la Joconde.
Ce sourire se retrouvera désormais dans la plupart des œuvres qui suivront où s'opposent « la réserve et la séduction », « la tendresse pleine d'abandon et la sensualité aux demandes dénuées d'égard ».
La même personne se fait le support de deux pulsions opposées, la pulsion d'auto conservation et la pulsion érotique.
Léonard illustre une modalité de l'amour de soi qui s'effectue par identification à l’autre, Léonard et sa mère ne font plus qu’un, l'un avec l’autre.
Cette passion de l'Un produite par la sublimation des pulsions érotiques déplace la curiosité sexuelle infantile en curiosité intellectuelle désexualisée.
Le travail de Christian Fierens sur le narcissisme (6) attire notre attention sur le fait que Freud, dans une lettre à Ferenczi (6), présente le « souvenir d'enfance de Léonard de Vinci.» comme « la seule belle chose » qu'il aurait produite.
L'élément de réponse qui est donné se déduit de ce que Freud ajoute dans sa lettre « une autre personne n'aurait pas réussi à soustraire la majeure partie de sa libido au refoulement par la sublimation en désir de savoir ».
Le noyau de l'énigme subsiste : d'où vient cette faculté de sublimer chez Léonard ?
Freud se maintient dans cette position de non savoir, d'un défaut dans le savoir qui ne peut être comblé et qui est à l'origine du désir de savoir de Léonard.
Cette passion narcissique, pour se constituer, a nécessité le recours à l'autre dans un premier temps puis l'effacement de l'autre dans un deuxième temps et le retour masqué de l'autre dans le rêve ou le fantasme, dans un troisième temps.
Ce type de construction ne se retrouvera pas dans d'autres passions de l'Un dans lesquelles l'autre n'est pas absorbé par le Moi car c'est le sujet qui disparaît dans l’Autre.
La passion mystique est un exemple de passion de l'Un dans lequel l'Autre anéantit le sujet. C'est l'attitude requise pour qu'un rapport direct, immédiat s'établisse entre l'homme et Dieu compris comme Un ou Totalité. Depuis le dix-septième siècle le mot mystique définit une expérience religieuse individuelle qui nécessite un dépouillement radical des images, des sentiments et des pensées pour avoir accès à l'union avec Dieu.
Avant le dix-septième siècle, l'expérience mystique ne renvoie pas à Dieu mais à l'Un ; on en trouve l'origine dans le courant philosophique du néo- platonisme.
Pour Plotin, tout émane de l'Un qui est au-delà de l’Être. L'âme humaine, par une expérience intérieure, doit rejoindre l'Un dont elle émane et retourner à son origine, à son principe.
C'est une quête ascétique et supra-rationnelle qui résulte de cette passion de l’Un. Ce retour à l'Unité conduit l'âme à l’extase, la fusion dans l'Un absolu, source de tout.
Avant d'être christianisée, l'expérience mystique existait déjà et désignait ce mouvement de disparition du sujet englobé dans l'Unité originaire.
La christianisation du mouvement mystique conserve l'initiation et le retour à l'origine à travers l'expérience extatique de l'union à l'Un sauf que cet Un est Dieu. La fusion avec Dieu est l'objectif recherché, il ne peut s'atteindre qu'au prix d'un détachement radical de ce qui constitue l'être humain (images, sentiments, concepts).
Cette prééminence de l'expérience vécue est présente dans la vie de Simone Weil, l’auteur de «La pesanteur et la grâce» (7).
C'est par l'expérience vécue du travail en usine, elle qui était professeur de philosophie, par l'expérience générée par la guerre d'Espagne en 1936 mais aussi par l'expérience concrète de la passion mystique qu'elle élabore sa pensée.
Il y a aussi ce que nous dit d'elle Georges Bataille (8) qui souligne son « côté néfaste» et son «extraordinaire inanité ». «Je le dis sans vouloir la diminuer: il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité. C'est peut-être le ressort d'une âpreté géniale qui rend ses livres si prenants».
C'est dans ce fil que se situe l'article de Catherine Millot « La passion de Simone Weil » dans lequel se profile une passion de l'Un qui se construit à partir d’un cheminement personnel.
Dans le texte « Expérience de la vie d'usine» (9) Simone Weil souligne la violence qu'elle a subie compte tenu de son manque de ressources physiques et de sa maladresse notable et reconnue par elle-même.
Le travail à la chaîne fut vécu comme une souffrance engendrant l'épuisement et l'écrasement de sa dignité et du respect d'elle-même.
Elle écrit à une de ses amies que cette expérience n'a pas provoqué de mouvement de révolte mais « la chose que j'attendais le moins de moi-même: la docilité. Une docilité de bête résignée ...quand la maladie m'a contrainte à m’arrêter, j'ai pris pleinement conscience de l'abaissement où je tombais ».
Ce moment de bascule marque le passage d'une position de défense des opprimés par la révolte et l'indignation à une position de résignation.
A partir de ce moment, elle va porter sa réflexion sur le subir, sur le pâtir qui est un des sens du mot passion et non plus sur la question de la propriété des moyens de production car le nouveau problème qui se pose est celui du rapport de l'homme à la machine.
La deuxième expérience traumatique sera celle engendrée par la guerre d'Espagne en tant qu'elle va être le témoin d'une jouissance particulière, celle du meurtre.
Tout le monde subit la force, le vaincu bien sûr mais aussi le vainqueur qui peut lui aussi et à tout instant être vaincu par un autre plus puissant que lui. Pour Simone Weil, c'est la question du malheur qui se pose, le propre de la misère humaine que d'être susceptible de tomber sous les coups d'un autre qui peut vous anéantir.
Puis le mouvement de sa réflexion va aboutir, à partir de la position des stoïciens, au consentement à la force et au subir. C’est, pour elle, le propre de la condition humaine et la passion du Christ devient emblématique de la position du subir.
C'est dans ce cadre que Simone Weil va connaître ses premières expériences mystiques.
Alors qu’ elle récitait un poème mystique anglais pour calmer ses maux de tête fréquents, elle eut l'expérience d'une présence, une présence d'amour qui lui fait dire : « Ce jour-là, Dieu m'a prise » » ou «Le christ m'a prise » (10).
Un autre jour, alors qu'elle récitait le « Pater » sa perception de l'espace s'est modifiée. « L'espace s’ouvre. L'infinité de l'espace ordinaire de la perception est remplacé par une infinité à la deuxième ou quelquefois à la troisième puissance. En même temps, cette infinité de l'infinité s'emplit de part en part de silence, un silence qui n'est pas une absence de sons, qui est l'objet d'une sensation positive, plus positive que celle d'un son. Les bruits, s'il y en a, ne me parviennent qu’après avoir traversé ce silence ».
Cette question du silence rend présent que l'absence de Dieu ainsi que son indifférence à la souffrance humaine est la manifestation de son amour.
Simone Weil rejoint, par-là, Isaac Luria, ce théologien kabbaliste qui disait que Dieu avait créé le monde en se retirant, en laissant de l'espace pour la création. Et les humains, ont à imiter cette absence par leur retrait, leur renoncement et le consentement à l’obéissance selon la volonté divine.
Cette soumission totale à la toute-puissance divine renvoie à une position masochiste non pas le masochisme pervers mais le masochisme fondamental.
Celui-ci est à l'œuvre dans les premières relations de l'enfant avec ses parents et avec les autres personnes de son entourage qui constituent, selon Freud (11), la figure du Nebenmensch, cet être humain à côté de moi.
Cette figure composite qu’il appellera, par la suite, das Andere, l'Autre est la première occurrence qui permet à l'enfant de découvrir l’altérité.
Les échanges avec cet Autre composite, même s'ils s'effectuent sur un mode rudimentaire, vont mettre à jour l'ambiance dans laquelle va vivre l’enfant. Cette ambiance peut être bienveillante mais aussi malveillante.
C'est à partir de cette opposition que l'enfant établira les premiers clivages bon / mauvais puis, gentil / méchant qui lui permettront de classifier les premières relations aux autres.
Par contre, il arrive que l'enfant ne peut, dans certaines situations, se situer par rapport à l’Autre qui est absent .C'est quand cet Autre ne répond pas et ne vient pas au secours de l’enfant, démuni, en ce qui concerne son autonomie, qu'apparait ce qui va fonder les attitudes masochistes.
Simone Weil décrit cette attitude masochiste lorsque l'absence de Dieu devient manifeste.
Mais, si la passion de l'Un emprunte la voie de l’amour, elle peut également se frayer un chemin par la haine d'autant plus que l'amour mais aussi la haine sont présents dès le début de la vie dans les relations de dépendance à l’Autre.
La haine était pendant longtemps attribuée aux enfants et non pas aux parents, les travaux de Freud l'attestent ainsi que ceux de Mélanie Klein. Cette dernière décrit, à partir du clivage entre bons et mauvais objets, les tentatives de destruction des objets maternels qui pourraient constituer, pour l’enfant, une menace contre l'intégrité de lui-même.
Quant à Freud il parle très tôt de pulsion d'emprise chez l'enfant et de son indifférence à la souffrance de ses semblables et des animaux qu'il domine.
Cette pulsion d'emprise sera ensuite l'expression du sadisme lié à la maîtrise corporelle lors de l'apprentissage de la propreté.
Puis, après 1920, après la deuxième topique qui introduit la pulsion de mort, la pulsion d'emprise alliée au sadisme devient une pulsion de destruction. Elle s'épanouit dans certaines expériences amoureuses ou quand le lien établi selon un mode fusionnel se défait.
Toutefois la haine entre enfants et parents n'est pas engendrée que du côté de l'enfant .Elle est aussi présente du côté de certains parents ; cela a fait l'objet des travaux de Sabina Spielrein (12) qui insiste sur l'ambivalence de ces parents sur leur progéniture.
Il faut dire que Sabina Spielrein a été sensibilisée à ce fait par son histoire mais aussi au décours de ses relations d'attachement qu'elle a connu dans sa vie.
Elle avait été soignée, pour un épisode psychotique à l'âge de 18 ans, par Young. On peut penser qu’elle a vécu une relation d'emprise lors de sa cure et surtout après la rupture décidée par son thérapeute; Freud, lui-même, a dû entrer en scène pour arbitrer le conflit qui s'était déclaré entre les deux protagonistes.
Il faut dire aussi qu'elle n'a pas été épargnée par Young qui, à un congrès international, présentera le cas « S.Spielrein » .Dans son exposé, il livrera les fantasmes les plus secrets ainsi que les détails de l'intimité de Sabina Spielrein.
Les effets de cette effraction psychique seront manifestes et témoignent de la violence exercée sur une adolescente qui cherche des repères et des limites.
Quelques années plus tard, Sabina Spielrein ouvrira la voie des recherches entreprises surtout par des analystes femmes pour décrire un certain nombre de pathologies induites chez l'enfant par des relations d'emprise ou de maltraitance des parents.
Ces attitudes parentales provoquent fréquemment des angoisses d'effraction et de séparation. Pour parer à ces angoisses les enfants vont rechercher des relations de dépendance sécurisantes mais en même temps l’impossibilité de devenir autonome et adulte va prendre corps. La subjectivation est en péril car le sujet s'efface devant l'Autre qui est en possession du savoir sur toute chose, c'est là une autre façon de pâtir de l'Un qui dissout toute tentative d'affirmation subjective.
Ce savoir totalitaire de l'Autre qui dirige le sujet de façon inconditionnelle peut être saisi dans la problématique hystérique où les sujets sont dans le désir de l’Autre. Ils sont contraints à obéir et ne peuvent manifester leur opposition qu'en développant des symptômes qui sont souvent invalidants.
La rupture de la relation serait le remède le plus adapté mais c'est un remède hors de portée car l'angoisse de séparation est si grande qu'elle fige le sujet dans une position où le paradoxe est roi ouvrant par là même la porte à la dépression ou au masochisme.
De façon plus générale, si l'Autre sait tout, il suffit de faire appel à lui pour la connaissance de toute chose. Le sujet n’a plus à mettre en œuvre un travail d'acquisition des savoirs et des apprentissages, il n'a plus qu'à reproduire ce que l'Autre lui dicte.
Cette attitude engendre l'obéissance et la passivité, elle ne favorise pas le développement de la curiosité intellectuelle qui va de pair avec la croissance d'une progressive maturité. Le sujet de par sa dépendance à l'Autre a trouvé une parade à une possible survenue de l'angoisse de séparation mais, en même temps, toute ouverture dans l'Unité de la relation fusionnelle va se heurter à un blocage.
Les difficultés d'apprentissage scolaires sont souvent associées à des troubles de l'attention ; on a pu toutefois observer, chez de jeunes enfants, que seule la voix de la mère est entendue, les autres voix sont étrangères et même redoutées. La position de retrait par rapport à toute sollicitation pour s'engager dans un processus d'acquisition des connaissances se déduit d'une stratégie de protection contre toute personne étrangère qui pourrait s'immiscer au sein de la relation fusionnelle de l'enfant à sa mère. Cette immixtion de l'étranger aurait pour conséquence la réactivation des angoisses d'effraction insupportables pour le sujet.
La relation parents-enfants même si elle sert de prototype à toute relation humaine n'est pourtant pas la première occurrence où apparaît cette tension agressive voire destructive. Cette tension apparaît très tôt, pour l'évoquer Lacan (13) prenait l'exemple donné par Saint Augustin : « J'ai vu de mes yeux et j'ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore et déjà il contemplait, tout pale et d'un regard empoisonné son frère de lait ».
Pour prolonger ce que dit Saint Augustin il s'agit d’un exemple de jalousie mais aussi de la description de la chute hors de la complétude que le sujet voit réalisée dans la fusion entre son frère et le sein maternel. Il se voit privé de l'objet qui le complète et s'en détacher ouvrirait la voie à une subjectivité désirante émancipée de la relation fusionnelle.
Ce mouvement d’émancipation peut être inhibé par la jalousie et la solution qui en découle peut être l'exclusion de l'autre qui dépossède le sujet de l'objet aimé. Ce mouvement est à référer à l'une des phases du stade du miroir alors que le fait rapporté par Saint Augustin est à la source des relations œdipiennes à venir.
Exclure l’autre, le rival voire l'éliminer pour être le seul à pouvoir jouir de l'unité retrouvée avec l'être aimé est une pensée que l'on retrouve dans certains crimes passionnels. Une pensée inverse peut aussi s'observer dans la vie amoureuse quand c'est l'aimant qui se sacrifie pour combler l’aimé. Le sacrifice de soi est exigé pour maintenir l'unité du couple.
A propos de l'exclusion de l’autre, les sociétés humaines donnent, tout au long de l’histoire, des exemples multiples de tueries selon des stratégies de conquêtes, d'influence et de domination.
Freud avait avancé l'idée que les mêmes lois régissent les phénomènes individuels et collectifs.
Dans l'un de ses ouvrages (14), il analyse l'adhésion totale de groupes humains liés par un idéal commun à un meneur incontesté auquel ils se sont identifiés.
La plupart de ces groupes sont fermés, on y adhère ou on est exclu, si on y adhère il y a lieu de penser collectivement, ne pas faire de critiques et ne pas s'engager dans des voies qui ne seraient pas labellisées par le groupe.
Lacan, à un moment de son parcours, a voulu renouveler la conceptualisation de la cure analytique et y amener des façons différentes de procéder, par exemple sur la variabilité de la durée des séances. Il est ainsi entré en conflit avec l'Association Psychanalytique Internationale dont il heurtait les dogmes.
La radiation de Lacan de la liste des psychanalystes didacticiens ne s'est pas fait attendre. Lacan n'avait pas le choix, soit il s'alignait sur la voie officielle et renonçait à ses expérimentations soit il partait, c'est ce qu'il a fait. Il est parti et a fondé son Ecole où l'ont rejoint un certain nombre de ses élèves en formation.
Tous les groupes humains fermés par la tradition ou le dogmatisme procèdent à l'exclusion de ses membres déviants, toutefois un pas de plus sera franchi au vingtième siècle avec l'éclosion des régimes totalitaires qui non seulement pratiqueront l'exclusion mais iront bien plus loin en mettant en œuvre l'élimination physique de façon massive de peuples étrangers aux idées de la doctrine dominante et toute puissante .
Ceux qui attendaient leur mort et tous ceux qui ont été brisés par le despotisme, la tyrannie et la dictature n'appartenaient plus au monde et étaient abandonnés. Ils rejoignaient la cohorte de ceux que l'on range dans la catégorie de « l'être en abandon » selon la formulation d'Hannah Arendt (15) . L'être en abandon désigne celui qui a subi la destruction de sa vie privée, l'effraction de l'intime et l'effroi dû à la terreur.
Face à cela ce qui attend l'homme est la chute dans le néant, la mort ou l'adhésion à un discours qui célèbre le Un et exclue tout énoncé critique et toute parole singulière.
Ceci rend actuel « Le discours sur la servitude volontaire » de La Boétie (16) écrit en 1548 qui inverse les propositions émises selon le sens commun : ce n'est pas le maître qui soumet l'esclave mais l'esclave qui se voue au maître.
« Comment se peut-il que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d'un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne, qui n'a de pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire ».
Un peu plus loin dans le texte La Boétie parle de ces millions d'hommes « soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu'ils y soient contraints par une force majeure mais parce qu'enchantés et charmés par le seul nom d'Un ».
Sur la nature de cet Un, La Boétie nous donne quelques éléments : « comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les emprunte de vous? Les pieds dont il foule vos cités, ne sont-ils pas les vôtres?
La Boétie nous laisse entendre que cet Un est une construction fantasmatique qui donne figure à cet Autre dont parlait Simone Weil, cet Autre et son absence qui fait entrevoir ce que Freud appelait l'hilflosigkeit : le sans recours.
Le sans recours affronté par l'homme lorsque se profile le signal de l'angoisse se découpe sur un fond de détresse qui ne peut être vécu que dans le subir, comme le dit Simone Weil, car cette situation où nulle aide ne peut venir de personne est dans une grande proximité avec la mort.
Face à cette détresse la tentation est grande de se laisser glisser sur la pente de la volonté de la toute-puissance qui écrase les hommes et se retrouver dans la communion avec les autres soi mêmes pour célébrer le Un qui nous unit. Le sacrifice de sa vie au nom de cet Un est l'une des façons de le célébrer.
Pourtant, une autre voie est possible, Lacan en a tracé la direction à partir du rapport entre le maître et l'esclave qui ne relève pas tant d'une lutte à mort que d'un accord tacite (17).
L'esclave est du côté de la jouissance qu’ il conserve tant qu'il cède une partie de ce qu'il produit au maître et ce dernier se situe du côté du désir , référé au lieu de l'Autre ordonné par la loi symbolique en tant qu'il abandonne la jouissance qui n'est pas frappée par le signifiant à l'esclave .
Dès lors on peut concevoir que le statut de l'esclave et du maître sont interdépendants, toutefois le maître peut être tenté d'user du pouvoir qui est à la portée de sa main en oubliant l'accord passé et la référence à l'Autre pour incarner la figure du Un sanguinaire.
Or, l'Autre est le point d’origine, celui de la parole ainsi que le lieu des signifiants ; il détermine tout sujet qui fait allégeance avec lui à partir du moment où il accepte d'entrer dans le langage.
On peut, bien sûr, céder à une autre tentation, celle de la passion de l'ignorance qui dénie le rapport du sujet au signifiant ; par contre si ce rapport est accepté, la seule issue qui se présente est de le subir.
De cette acceptation naîtront les passions de l'être énumérées par Lacan ; tout d'abord l'autre face de la passion de l'ignorance définie par le pâtir des signifiants inconscients qui déterminent le sujet et l'oriente vers ceux qui sont supposés détenir le savoir : le scientifique, le psychanalyste ou l'homme de religion.
Les deux autres passions, l'amour et la haine peuvent être, dans le cadre de la cure analytique, des manifestations de la passion de l'ignorance lorsque les résistances du sujet mobilisent un « je ne veux rien savoir» quand on s'approche d'un contenu inconscient qui déplaît ou lorsqu'on hésite, en fin d’analyse, à s'affronter à l'hilflosigkeit que l'on a toujours évité.
Ce point innommable, ce point d’origine, proche de la mort car porteur de la détresse du sans recours apparaît à Freud au fond de la gorge d’Irma.
Ce point de réel est aussi pour l’analysant ce qui lui reste à saisir quand il réalise qu'il ne peut plus supposer un sujet au savoir et que la rencontre du sans recours est inévitable car, comme le pensait Lacan, ce point de réel est ce qui détermine la réalité de la condition humaine.
1/ Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle. Paris, P U F, 1969.
2/ Balbo, G, Narcisse, narcissisme usuel, narcissisme pervers, Bulletin de l'Association freudienne internationale, n°90, 2001,
3/ Freud, S, L’interprétation des rêves, Paris, P U F ,1980.
4/ Lacan, j, Le séminaire, Livre II, Paris, Seuil, 1978.
5/ Freud, S, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987.
6/ Fierens C, L'âme du narcissisme, Toulouse, P.U.M, 2016.
7/ Weil, S, La pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1986.
8/ Cité dans Millot, C, La passion de Simone Weil, La Clinique Lacanienne, 8, Toulouse, Eres.
9/ Weil, S, Expérience de la vie d’usine, Paris, Quarto Gallimard, 1999.
10/ Weil S, Lettres au Père Perrin : Autobiographie spirituelle, Œuvres, Quarto Gallimard, 1999.
11/ Freud, S, Esquisse d’une psychologie scientifique dans Naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F, 1991.
12/ Spielrein, S, La destruction comme cause du devenir. Entre Young et Freud, Paris, Aubier, 1981
13/ Lacan, J, Le Séminaire Livre II, Paris, Seuil, 1978.
14/ Freud, Psychologie des foules et analyse du moi dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981
15/ Arendt, H, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.
16/ La Boétie, E, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1970.
17/ Lacan, J, Le Séminaire, Livre XVII, Paris, Seuil, 1991.