INCLOSION ADDICTIVE
Robert BRES
Addiction, emprise, radicalisation…voilà des mots bien à la mode, énoncés en tout lieu, mais pour désigner quoi en fait ? On n’en sait souvent trop rien sauf qu’il y aurait là quelque chose de dia-bolique (au sens de ce qui coupe toute « alliance », toute compréhension)
Diaboliques, les mots dits pourtant parlent d’eux-mêmes, ils sont ventriloques ; alors prenons le temps d’écouter
Addiction :
Le mot « Addiction » parle d’une perte d’identité et d’un esclavage ; il désigne un état, un mode d’être, un comportement irrationnel; il ne dit rien de ce qui a pu se passer « pour en arriver là », il ne dit rien de l’histoire singulière de tel ou tel addict, une histoire escamotée en somme. Du temps des Romains, un prisonnier lambda, pris on ne sait plus trop où ni dans quelles circonstances, était « dit à » tel ou tel autre romain, son maitre. « Dit à », « Ad-dicté », il n’avait plus de nom, de personnalité, d’histoire, il était en perte d’identité et en esclavage.
Avant le rapport Parquet (1999) et l’adoubement du mot addiction pour désigner ces comportements étranges échappant « à toutes raisons », on parlait de toxicomanie, un autre mot, construit celui-là sur le modèle des monomanies du 19ème siècle, pour désigner ces gens qui « ne pensent qu’à ça et/ou ne font que ça» ; ils sont toxicomanes comme d’autres sont kleptomanes, pétomanes, nymphomanes, érotomanes etc.
Tout se passait, croyait-on dans la tête du sujet et les soins visaient à le contraindre à penser et faire autre chose, à l’aider à perdre ses mauvaises habitudes (et on a inventé tout un tas de pratiques afin de lui faire perdre ses mauvaises habitudes). On cherchait en fait à le convertir, au sens religieux du terme, lui faire admettre « une puissance supérieure » (selon un des principes des Alcooliques Anonymes), ou le rendre amoureux : c’est au nom de cette puissance et de cet amour que le toxicomane se « délivrait » des rets serrés de son produit. Il sortait d’une réclusion (enfermé dans un dedans ne renvoyant plus à aucun dehors) pour un enfermement (pris dans un dedans ouvrant à un dehors)
On n’imaginait pas encore la relation d’emprise, la main mise sur le sujet réduit en esclavage et privé du moindre affranchissement. On décrivait une monomanie centrée sur un « toxique » sans préciser en quoi le toxique pouvait être générateur. Le toxique était innocent.
Emprise :
Dans les années 70, débarquent à l'hôpital des gens étonnants, sous l'emprise de consommations de produits psychotropes, des drogues (choses mauvaises à absorber selon Robert le petit), des gens qui se ressemblent étonnamment: ils sont tous pareils et se reconnaissent entre eux avec une remarquable facilité et pour peu qu'on en ait déjà vu un, on reconnait vite les autres.
Ils sont pareils, la même tête (pâle et les yeux étranges, parfois dilatés, parfois rétrécis), le même corps à la dérive, le même langage déconcertant (un langage qui ne nous disait rien), le même rapport particulier au temps (un temps figé dans la répétition du même).
Tous pareils, « ils tueraient père et mère », comme s'ils n'avaient plus de valeur, plus de jugement, plus une once de culpabilité et de remise en question, comme s’ils n’anticipaient pas les conséquences de leurs actes, plus globalement comme s ‘ils ne pouvaient avoir d'avenir, comme s’ils n'avaient même pas peur de mourir. Il est trop tard pour mourir m’a dit l’un deux
Pris par leur produit, consumés par la consommation de leur produit, ils vivaint un enfermement (l’enfer me ment ?) pire une réclusion (un dedans qui ne renvoie à un dehors)
Ce produit, notait-on :
- leur prend la tête (ils ne pensent qu’à ça),
- leur prend le corps (rapport étonnant à la douleur où il ne considère que le manque)
- leur prend la vie dans un mode relationnel conditionné par le produit, il y a eux et nous, l’autre n’est plus qu’autrui ; autrui, c’est celui qui diffère de moi et qui me parait dangereux, infréquentable, à écarter ; l’autre, c’est celui qui se singularise de moi et qui est susceptible de m’enrichir, de m’apprendre bien des choses et de m’aider à grandir.
Ils en perdent la parole et ne parlent que par signes, n’ont pas de demande mais témoignent inlassablement d’un état, et ne sont plus dans leur temps propre mais sont dans le temps du produit (ne dorment, mangent, se réveillent que lorsque le produit le leur permet)
Alors à l’époque où les mots addicts ou emprise n’avaient pas été adoubés, on a tenté le mot inclosion.
Inclosion :
Ce mot n’existe pas, il est construit comme la déclosion de Jean Oury (un mouvement d’ouverture qui avorte) sauf que là, le mouvement s’inverse. Il y a un mot pour le dire, Maelstrom mais bof, voilà un mot qui ne me parle pas ! L’inclosion est un mouvement centripète autour du produit, un enfouissement du sujet.
Pourquoi se met-on en inclosion ?
« Une famille se rend sur une plage dite dangereuse car il y aurait des sables mouvants. L’ado de la famille s’écarte du groupe, faisant fi des recommandations parentales, met un pied dans des sables mouvants, joue à le poser et le retirer, disant à ses parents qu’il « assure » et riant de leurs craintes. Puis son pied est pris, il ne parvient plus à le retirer. Il n’ose pas appeler à l’aide pour ne pas entendre l’insupportable « je te l’avais bien dis » et tente de s’en sortir seul. Sauf qu’il n’y arrive pas et il s’enlise. Au début, il cherche autour de lui un appui possible, il s’enfonce mais regarde la terre ferme, puis il semble plus n’être qu’absorbé par les parois fuyantes du trou, il est en inclosion ». En quoi cet ado est-il particulier ?
Pour en dire quelque chose, on a parlé :
- De dispositions psychiques particulières (Etat limite de Jean Bergeret puis stade du miroir brisé de Claude Olivenstein),
- D’un contexte social particulier (ne proposant pas d’avenir motivant, ni quoique ce soit pour entrer dans son histoire)
- D’un produit « addictogène »
Claude Olivenstein a proposé dès 1970 une équation : la toxicomanie est la résultante d’un produit, d’un sujet et d’un moment socioculturel, conditions peut-être nécessaires mais jamais suffisantes, à laquelle il faut ajouter le « mouvement » inclosif, le sable de tout à l’heure était « mouvant ».
Sans savoir pourquoi ils sont devenus ce qu’ils sont, tentons de décrire un peu ce dans quoi ils se trouvent, comme de nouvelles figures de la passion
Le produit prend la place du Surmoi (c’était parfois un grelot de Surmoi vite étouffé ou parfois un Surmoi tyrannique qui trouve là enfin son Maitre)
(Usons d’une métaphore : chacun aurait en soi un tribunal comme un for intérieur avec un procureur plus ou moins sévère, un président plus ou moins attentif, un avocat de talent différent … auprès duquel il est mis en examen, en question et doit plaider coupable. Un moyen « radical » d‘échapper à ce procès (et à une éventuelle sanction) est donc de le substituant par un for extérieur, promulguant une loi d’exception rendant caduque ce qui jusqu’ici faisait loi. Pour le toxicomane, ce tribunal d’exception s’érige autour du produit, parfois du dealer et aussi du soignant (de qui il dit attendre, pour qu’il soit efficace, qu’il se montre plus tyrannique encore que le produit et comme lui au-dessus des lois). D’où le succès des sectes, de la prison et des programmes de soins coercitifs; succès éphémères tout de même car le produit n’est jamais loin et à la moindre faille du fort extérieur, le sujet retourne à ses anciennes amours.)
Le toxicomane en inclosion se sort de là parfois, en tombant amoureux…l’esclave changeant de Maitre, le voilà fou de Dieu ou fou d’amour, ne voulant pas là encore entendre raison sans être fou pour autant. Il s’est enraciné ailleurs, s’est radicalisé. Mais, comme me le disait l’un d’entre eux, « à quoi ça sert de briser le mur de sa cellule à coups de tête, si c’est pour se retrouver enfermé dans la cellule d’à côté. »
Le long travail de ce qui a été présenté comme le système de soins français est un exemple de dé radicalisation visant au travers d’expériences de vie à permettre à chacun de laisser émerger ses singularités en lien avec les autres, passant du « dia-bolique » au « sym-bolique »